L'émission "Echiquier 21", le magazine de l'intelligence économique sur RCJ, recevait le 28 Mai 2025 Claude Revel, figure "structurante" du milieu en France, ancienne déléguée interministérielle à l'intelligence économique (2013-2015), consultante et auteure de plusieurs ouvrages précurseurs sur l'influence et la guerre économique. À ses côtés, les co-animateurs Éric Delbecque et Philippe Clerc ont éclairé les multiples facettes de ces stratégies vitales, de la définition de l'influence à la guerre des narratifs, en passant par le rôle souvent méconnu des normes et l'évolution du concept de soft power, dressant un état des lieux sans concession de la position française face aux prédateurs et aux concurrents mondiaux.
Comment définir concrètement l'influence et la distinguer de concepts proches comme la communication ou le soft power ?
L'influence, dans le contexte de l'intelligence économique, ne se réduit pas à une simple question d'image ou de communication. Selon Claude Revel, c'est avant tout "l'idée de ne pas subir, mais d'essayer de formater autant que possible notre environnement extérieur, de pas subir les règles, les normes, tout ce que vous voulez". Éric Delbecque et Philippe Clerc précisent que cela implique une démarche en trois temps : d'abord l'intelligence de la situation pour identifier les acteurs ("les parties prenantes"), ensuite la capacité à "capturer les cœurs et les esprits" pour rallier à sa vision et à ses règles du jeu, et enfin, l'étape souvent négligée en France, le formatage, c'est-à-dire l'organisation des règles elles-mêmes.
Contrairement aux idées reçues, l'influence professionnelle ne se confond pas avec la corruption. Elle repose sur une méthode rigoureuse, une doctrine claire et des éléments de langage élaborés sur le fond. C'est une démarche proactive visant à façonner l'environnement, pas seulement à réagir ou à faire de la simple promotion.
Contrairement aux idées reçues, l'influence professionnelle ne se confond pas avec la corruption. Elle repose sur une méthode rigoureuse, une doctrine claire et des éléments de langage élaborés sur le fond. C'est une démarche proactive visant à façonner l'environnement, pas seulement à réagir ou à faire de la simple promotion.
- Intervention marquante de Claude Revel : "En fait, c'est l'idée de ne pas subir, mais d'essayer de formater autant que possible notre environnement extérieur, de pas subir les règles, les normes, tout ce que vous voulez".
Quelle est la situation actuelle de la France face aux influences étrangères ?
Abordant le titre de son livre de 2012, "La France, un pays sous influences ?", Claude Revel répond sans hésitation : "Plus que jamais un pays sous influences". Elle précise que cette influence n'est pas monolithique ("plusieurs influences") et peut être si intégrée qu'elle devient presque invisible, voire valorisée.
Elle cite l'influence américaine, présente depuis longtemps et théorisée dès les années 90 dans la doctrine Clinton, touchant les fonctionnements juridiques, intellectuels, et même managériaux ("new public management"). Cette influence a pu conduire la France à adopter des règles ("ouverture totale aux investissements étrangers") que d'autres pays, y compris les États-Unis eux-mêmes, ne s'appliquent pas.
Philippe Clerc renforce ce constat en mentionnant un rapport parlementaire récent (mai 2024) qui met en évidence la menace des "prédateurs sur nos actifs stratégiques", illustrée par des affaires passées comme Alstom ou GM, soulignant une "France fragilisée politiquement, désorganisée ou mal organisée économiquement". Ce rapport appelle à une "arsenalisation" et à l'établissement d'une doctrine d'intelligence économique incluant vigilance, sécurité, influence et formation.
Elle cite l'influence américaine, présente depuis longtemps et théorisée dès les années 90 dans la doctrine Clinton, touchant les fonctionnements juridiques, intellectuels, et même managériaux ("new public management"). Cette influence a pu conduire la France à adopter des règles ("ouverture totale aux investissements étrangers") que d'autres pays, y compris les États-Unis eux-mêmes, ne s'appliquent pas.
Philippe Clerc renforce ce constat en mentionnant un rapport parlementaire récent (mai 2024) qui met en évidence la menace des "prédateurs sur nos actifs stratégiques", illustrée par des affaires passées comme Alstom ou GM, soulignant une "France fragilisée politiquement, désorganisée ou mal organisée économiquement". Ce rapport appelle à une "arsenalisation" et à l'établissement d'une doctrine d'intelligence économique incluant vigilance, sécurité, influence et formation.
Le concept de Soft Power est-il dépassé ou en pleine mutation ?
La discussion sur le soft power a été relancée par le décès récent de Joseph Nye, l'inventeur américain du concept en 1990. Philippe Clerc rappelle la définition de Nye : "la capacité à influencer l'autre pour obtenir les résultats que vous souhaitez sans coercition ni rémunération". Claude Revel, qui l'avait interviewé en 2016 pour une revue de l'ENA, témoigne de sa modestie.
Loin d'être mort, le soft power est en "poursuite" mais "il va continuer avec d'autres formes". Philippe Clerc et Claude Revel évoquent son évolution vers le "smart power" (mixte de coercition et persuasion) et surtout vers un "nouveau soft power" lié au pouvoir d'innovation, à la puissance technologique et à la politique industrielle, comme l'écrit Eric Schmidt. Claude Revel note que d'autres pays, comme la Chine et l'Inde, développent activement leur soft power, y compris dans des domaines comme l'intelligence artificielle.
Le sport est également identifié comme un vecteur de soft power très efficace car il touche un large public mondial. Si la France se classe honorablement dans ce domaine selon un classement basé sur le sport, elle manque de méthode et de travail structuré pour capitaliser sur des événements comme les Jeux Olympiques, contrairement au Royaume-Uni post-2012. La question demeure de savoir si l'attractivité touristique récente de la France est le fruit d'un soft power structuré ou d'un repli lié à la perception d'autres destinations.
Loin d'être mort, le soft power est en "poursuite" mais "il va continuer avec d'autres formes". Philippe Clerc et Claude Revel évoquent son évolution vers le "smart power" (mixte de coercition et persuasion) et surtout vers un "nouveau soft power" lié au pouvoir d'innovation, à la puissance technologique et à la politique industrielle, comme l'écrit Eric Schmidt. Claude Revel note que d'autres pays, comme la Chine et l'Inde, développent activement leur soft power, y compris dans des domaines comme l'intelligence artificielle.
Le sport est également identifié comme un vecteur de soft power très efficace car il touche un large public mondial. Si la France se classe honorablement dans ce domaine selon un classement basé sur le sport, elle manque de méthode et de travail structuré pour capitaliser sur des événements comme les Jeux Olympiques, contrairement au Royaume-Uni post-2012. La question demeure de savoir si l'attractivité touristique récente de la France est le fruit d'un soft power structuré ou d'un repli lié à la perception d'autres destinations.
- Intervention marquante de Philippe Clerc : "l'inventeur du concept de soft power en 1990... la capacité à influencer l'autre pour obtenir les résultats que vous souhaitez sans coercition ni rémunération".
Quel rôle stratégique jouent les normes dans l'intelligence économique ?
Les normes sont un "véritable outil de guerre économique". Philippe Clerc souligne que "celui qui maîtrise les normes, les normes de fait, qui impose ses règles du jeu, qui impose ses normes technologiques, c'est celui qui a l'avantage stratégique sur le marché".
Claude Revel fait la distinction entre la "norme inutile", perçue en France comme une "bureaucratie" lourde et superflue, et la "norme utile", celle qui "permet de faire passer un savoir-faire que l'on maîtrise et qui est supérieur à celui de ses concurrents". En France, nous avons tendance à associer "normatif" à "faire des nouvelles normes", ce qui est une erreur ; il s'agit plutôt d'avoir une influence sur les normes existantes ou d'en faire émerger de nouvelles avec un objectif précis d'avancer des marchés ou des emplois.
Eric Delbecque illustre ce point avec l'exemple du cinéma, où la norme implicite du "blockbuster américain" a fini par façonner les productions mondiales, y compris européennes. Il loue l'initiative de l'AFNOR de publier un label non contraignant ("label bleu") pour aider les PME à organiser leur sûreté, comme un bon exemple de standardisation intelligente.
Claude Revel fait la distinction entre la "norme inutile", perçue en France comme une "bureaucratie" lourde et superflue, et la "norme utile", celle qui "permet de faire passer un savoir-faire que l'on maîtrise et qui est supérieur à celui de ses concurrents". En France, nous avons tendance à associer "normatif" à "faire des nouvelles normes", ce qui est une erreur ; il s'agit plutôt d'avoir une influence sur les normes existantes ou d'en faire émerger de nouvelles avec un objectif précis d'avancer des marchés ou des emplois.
Eric Delbecque illustre ce point avec l'exemple du cinéma, où la norme implicite du "blockbuster américain" a fini par façonner les productions mondiales, y compris européennes. Il loue l'initiative de l'AFNOR de publier un label non contraignant ("label bleu") pour aider les PME à organiser leur sûreté, comme un bon exemple de standardisation intelligente.
- Intervention marquante d'Éric Delbecque : "pour beaucoup de Français les normes évoquent la bureaucratie c'est-à-dire tracasseries, des lourdeurs administratives... alors qu'une norme a pour objectif d'expliquer qu'une règle ait été façonnée selon des habitudes des valeurs qui nous sont également propres à nos intérêts".
Comment la France peut-elle se défendre face à la "guerre des narratifs" ?
La "guerre des narratifs" est une réalité actuelle.
Face à des récits hostiles qui se multiplient, il est urgent de savoir comment réagir. Claude Revel conseille d'abord de "cartographier" les sources des récits adverses, c'est-à-dire de comprendre précisément qui attaque, par quels moyens, et quels sont leurs vecteurs d'action.
Ensuite, elle recommande de ne pas faire de "contre-récit" direct, car cela valide le récit adverse ("vous validez par la même le récit, c'est ce qu'on appelle l'empreinte dans la neige, vous lui donnez une empreinte"). La stratégie efficace consiste à "faire un récit positif", un "autre récit". Ce récit doit intégrer, sans les nommer comme des attaques auxquelles on répond, des éléments positifs tirés de l'histoire ou de l'actualité pour bâtir une "espèce de rocher" face aux récits hostiles. Cette approche demande du professionnalisme, une méthodologie rigoureuse et une coordination entre acteurs nationaux. Elle peut impliquer des partenariats publics-privés et même une stratégie d'entrisme, consistant à placer des personnes clés dans des postes de décision capables de porter le discours souhaité.
Face à des récits hostiles qui se multiplient, il est urgent de savoir comment réagir. Claude Revel conseille d'abord de "cartographier" les sources des récits adverses, c'est-à-dire de comprendre précisément qui attaque, par quels moyens, et quels sont leurs vecteurs d'action.
Ensuite, elle recommande de ne pas faire de "contre-récit" direct, car cela valide le récit adverse ("vous validez par la même le récit, c'est ce qu'on appelle l'empreinte dans la neige, vous lui donnez une empreinte"). La stratégie efficace consiste à "faire un récit positif", un "autre récit". Ce récit doit intégrer, sans les nommer comme des attaques auxquelles on répond, des éléments positifs tirés de l'histoire ou de l'actualité pour bâtir une "espèce de rocher" face aux récits hostiles. Cette approche demande du professionnalisme, une méthodologie rigoureuse et une coordination entre acteurs nationaux. Elle peut impliquer des partenariats publics-privés et même une stratégie d'entrisme, consistant à placer des personnes clés dans des postes de décision capables de porter le discours souhaité.
Vidéo
Claude Revel est une spécialiste de l’intelligence économique et de l’influence stratégique. Diplômée de l’ENA, de Sciences Po Paris et en droit des affaires, elle a occupé des postes dans l’administration avant de se tourner vers la veille stratégique. En 1988, elle fonde l’OBSIC pour les entreprises du secteur de la construction, puis dirige plusieurs organisations internationales.
Nommée Déléguée interministérielle à l’Intelligence économique en 2013, elle rejoint ensuite la Cour des comptes en tant que conseillère maître. Depuis 2020, elle préside la SAS Information & Strategies et s’investit dans des think-tanks et associations. Elle est aussi auteure de plusieurs ouvrages sur l’influence et la gouvernance mondiale.
Summury
The "Echiquier 21" program discussed economic intelligence and influence strategies with guest Claude Revel, former interministerial delegate. Influence is defined as actively shaping one's external environment and rules, distinct from simple communication or public relations, and is not corruption. It involves understanding stakeholders, gaining support, and crucially, "formatting" the rules of the game.
France is assessed as "more than ever a country under influence," absorbing integrated foreign norms, particularly from the US, in legal and economic spheres. A recent report highlights threats from "predators on strategic assets," urging "arsenalisation" and establishing a national doctrine covering vigilance, security, influence, and training.
Soft power (Joseph Nye's concept) is evolving, notably towards a "new soft power" based on innovation and technological power (Eric Schmidt's view). Sport is a potent vector, though France lacks a structured approach.
Norms are vital strategic tools for economic warfare, not just bureaucracy. Mastering norms provides a market advantage.
Combating hostile narratives ("war of narratives") requires mapping sources and creating positive "other narratives" rather than direct counter-arguments. Effective influence strategy demands rigorous method, professional coordination, partnerships, and strategic placement of key individuals ("entrisme"). The overall conclusion is the critical need for France to develop a structured doctrine and methods for influence and self-protection in a competitive global landscape.
Traduction Deepl
France is assessed as "more than ever a country under influence," absorbing integrated foreign norms, particularly from the US, in legal and economic spheres. A recent report highlights threats from "predators on strategic assets," urging "arsenalisation" and establishing a national doctrine covering vigilance, security, influence, and training.
Soft power (Joseph Nye's concept) is evolving, notably towards a "new soft power" based on innovation and technological power (Eric Schmidt's view). Sport is a potent vector, though France lacks a structured approach.
Norms are vital strategic tools for economic warfare, not just bureaucracy. Mastering norms provides a market advantage.
Combating hostile narratives ("war of narratives") requires mapping sources and creating positive "other narratives" rather than direct counter-arguments. Effective influence strategy demands rigorous method, professional coordination, partnerships, and strategic placement of key individuals ("entrisme"). The overall conclusion is the critical need for France to develop a structured doctrine and methods for influence and self-protection in a competitive global landscape.
Traduction Deepl