STRATEGIES

Alain Juillet et les enjeux du déclin français : une analyse sans concession.

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Jacqueline Sala
Samedi 26 Avril 2025


Ancien directeur du renseignement à la DGSE et président d'honneur de l'Académie de l'intelligence économique, Alain Juillet offre dans un entretien à Front Populaire une vision lucide et critique du déclin géopolitique et politique de la France. Analysant les causes profondes de cette perte d'influence, il pointe notamment du doigt les difficultés économiques, le manque de vision stratégique, une politique européenne jugée excessivement alignée sur Bruxelles et une gestion maladroite des relations avec l'Afrique. Pour lui, la France est passée du statut de "grand pays" à celui de "pays moyen", perdant sa crédibilité sur la scène internationale.



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La question de la place de la France dans le monde et de sa capacité à affronter les défis actuels est centrale dans le débat public. Alain Juillet, fort de son expérience dans le renseignement et l'intelligence économique, apporte un éclairage sur les raisons de ce qu'il considère comme un déclin manifeste. Selon lui, la France perd actuellement ses positions indiscutablement. Cette baisse de puissance est multidimensionnelle, touchant l'économie, la crédibilité internationale et la capacité d'action. L'analyse d'Alain Juillet se penche sur les ruptures stratégiques et les erreurs de gestion qui, selon lui, expliquent cette trajectoire descendante, remontant à une vingtaine d'années.
 

Le constat d'un pays en perte de vitesse

Alain Juillet dresse d'abord un sombre tableau de la situation économique française.
Le pays souffre d'une dette abyssale qui ne s'améliore pas. Alors que d'autres pays comme l'Italie réduisent leur dette, la France continue de l'augmenter, devenant la "lanterne rouge de l'Europe" sur ce point. Cette situation donne une mauvaise image de la France, perçue comme incapable de gérer ses problèmes financiers, et la rend incapable de réagir efficacement face aux crises par manque de moyens. Les déclarations politiques ajoutant des milliards ne correspondent pas à une réalité financière concrète.
Parallèlement, la France perd du terrain économiquement. Elle n'a pas la croissance d'autres puissances qui la dépassent. L'Inde l'a dépassée, d'autres la rattrapent. La France est désormais la 7e puissance mondiale, bientôt la 8e, et les prévisions pour 2050 la situent largement entre la 13e et la 15e place. Cette baisse de puissance économique entraîne une perte de position et rend la France moins crédible. Quand on était parmi les cinq premières puissances économiques, on avait droit à la parole ; étant 7e, c'est déjà moins, et 10e, encore moins. La dette s'ajoute à ce tableau pour affaiblir la crédibilité française.
 

Le manque de vision et d'anticipation : une rupture stratégique

Pour Alain Juillet, un pays, même moyen, peut exister s'il a un chef d'État emblématique ou une vision qui mobilise les autres. Or, il faut bien reconnaître que la politique française actuelle "n'a pas de vision". Elle se joue au jour le jour, faisant preuve de "surréaction par rapport aux événements parce qu'on ne les a pas prévus". La France ne sait pas anticiper, ce qui est un "grand problème actuel".

Cette incapacité à anticiper et l'absence de vision expliquent pourquoi la France ne s'impose à personne et que les autres ne sont pas guidés par elle. Alain Juillet date le début de cette dérive à la présidence de Nicolas Sarkozy, qui a continué sous François Hollande et Emmanuel Macron. Les présidents précédents de la 5e République (De Gaulle, Pompidou, Giscard, Mitterrand, Chirac) avaient tous une vision pour la France et des principes intangibles. Pompidou voulait développer la France économiquement avec de grands projets. Giscard était un visionnaire avec des idées à long terme. Mitterrand était un "vrai chef d'État avec des principes". Même Chirac, critiqué en fin de carrière, a eu le "culot de s'opposer aux États-Unis" sur la guerre en Irak en 2003, tout en étant capable de les aider après le 11 septembre. Un chef d'État, selon Alain Juillet, a une vision, des principes et est capable d'imposer sa vision quel qu'en soit le coût.
 

L'atlantisme et la dilution européenne

La dérive de la France est fortement liée à son atlantisme. Nicolas Sarkozy a été le premier chef d'État français "profondément atlantiste". Rentrer dans l'OTAN, et notamment son commandement intégré, se "paye très cher aujourd'hui". Alors que Mitterrand savait jouer des deux côtés (allié avec les États-Unis et capable de négocier avec les Russes) pour défendre la position de la France, la France actuelle, étant dans l'OTAN, "est aux ordres de l'Amérique". Cette position empêche la France d'avoir une position intermédiaire, par exemple pour négocier la paix en Ukraine. Si la France était restée à côté de l'OTAN comme sous De Gaulle, elle serait en train de négocier avec les Russes.

L'entrée dans l'OTAN n'est pas le seul point critique. Alain Juillet juge la ratification du traité de Lisbonne, malgré le "non" français au référendum de 2005, comme "très grave". Cela montre le début d'une coupure entre l'élite et le peuple. Par excès d'atlantisme, la France a perdu sa position unique, notamment au sein du couple franco-allemand. Après, l'Allemagne, avec Angela Merkel, s'est progressivement séparée de la France et a fait la course en tête en Europe jusqu'à son effondrement économique récent.

Pendant le Covid, l'Allemagne a gagné économiquement par rapport à la France.
Concernant l'Union européenne, Alain Juillet pense que la France s'est trop diluée. S'il est convaincu qu'aucun pays européen ne peut s'en sortir seul face aux grandes puissances (BRICS, États-Unis, Chine, Russie, Moyen-Orient), la question est quel type d'Europe.
Il estime que l'Europe à 28 "n'est pas viable", que c'est une fédération et non une union, à cause des grandes différences culturelles, économiques et de modes de vie entre les pays. Il y a un substrat commun en Europe de l'Ouest, mais l'élargissement a inclus des pays ayant des problèmes et des visions totalement différentes, notamment les pays de l'Est qui, ayant connu le joug communiste, donnent la priorité à la défense avec les Américains et l'OTAN. Cette "initiative des trois mers" (pays de la Baltique à l'Adriatique) contraste avec l'idée d'une armée européenne.

Par ailleurs, l'Europe est actuellement en "trois morceaux" : le Nord centré sur la Défense, le Sud (France, Espagne, Italie, Grèce, Portugal) pénalisé par un système économique (l'euro) qui ne correspond pas à sa culture habituée à jouer sur l'inflation et la dévaluation, et une partie centrale (l'Allemagne) aujourd'hui en difficulté.

La politique européenne d'Emmanuel Macron, positionné comme un "européen convaincu" depuis 2017, consiste à être le "meilleur élève" de Bruxelles, appliquant les règles même au-delà des exigences, ce qui se "paie très cher". L'excès de réglementation bruxelloise est multiplié en France. Selon M. Juillet, l'objectif du président Macron est de "remplacer Madame Von der Leyen et d'être président de la commission". Pour cela, il fait tout pour plaire aux autres pays, mettant l'intérêt national "de côté par rapport à l'intérêt qui prime à savoir celui d'être le plus européen des Européens".

Une autre critique majeure porte sur l'empiètement de la Commission européenne sur les domaines régaliens des États, comme la Défense et la Santé. Ces domaines relèvent de la souveraineté nationale et ne devraient pas dépendre de Bruxelles selon les traités. Alain Juillet s'étonne que les dirigeants français acceptent cela sans réagir.
 

Perte d'influence en Afrique et déconnexion des élites

La perte de crédibilité de la France touche particulièrement le continent africain. Alain Juillet affirme que la France paie ses erreurs et a "mal géré les problèmes africains". L'époque de la "France-Afrique" est terminée. Les jeunes générations africaines, formées non seulement en France mais aussi aux États-Unis, en Russie, à Singapour, en Chine, n'ont pas connu l'époque coloniale ou post-coloniale et ont souvent un "mauvais souvenir de la France-Afrique".

Face à cette nouvelle génération de dirigeants, la France continue, selon lui, à se croire dans la même position qu'avant. Les présidents français se sont tous "loupés là-dessus", allant en Afrique pour "leur donner des leçons" et, pire, ne les "aimant pas". Il contraste cela avec Chirac qui "adorait les présidents africains" et était leur "copain", créant une "vraie amitié". Ce contact amical a été perdu.

La France s'est également fait "chasser" des pays du Sahel pour différentes raisons. La raison principale évoquée est que, après être intervenues pour régler des problèmes (empêcher des terroristes d'atteindre la capitale), les troupes françaises sont restées sur place au lieu de se replier. Étant donné la zone couverte (proche de la taille de l'Europe), la présence de quelques milliers de soldats a été perçue comme une "troupe d'occupation". De plus, les communiqués militaires français ne parlaient que des soldats français tués ou blessés, ignorant les pertes maliennes, nigériennes ou tchadiennes qui combattaient à leurs côtés. Cela a progressivement mis à dos l'armée locale, ainsi que les institutions traitées "de très loin et de très haut". Alain Juillet conclut : "On a tout fait pour perdre pied".

Ce manque de "bon sens" et cette absence de vision chez les décideurs sont, selon lui, liés à une déconnexion profonde. Pour avoir du bon sens, il faut "descendre dans l'arène", être sur le terrain, pas planer à 10 000 mètres. Il y a une "rupture entre les élites et le peuple", entre les grandes villes et la "France profonde". Des exemples comme les 80 km/h ou les commentaires sur les pauvres qui n'auraient pas de voiture illustrent cette coupure totale "entre le bas et le haut".
 

L'exemple italien : est-ce possible de redresser la barre ?

Malgré ce constat, Alain Juillet croit qu'un pays, même "petit" ou "moyen", peut exister et réussir. Il prend l'exemple de l'Italie et de Giorgia Meloni, qu'il considère comme "l'un des personnages les plus importants de l'époque que l'on traverse". Bien que considérée comme "extrême droite" ou "postfasciste", Giorgia Meloni est une femme "très énergique" avec une "vraie vision politique".

Sur le plan économique, elle a surpris en nommant Mario Draghi, reconnu internationalement, comme conseiller économique. L'Italie, 4e puissance exportatrice mondiale, dégage un excédent financier qui l'aide à rembourser sa dette, et sa croissance est supérieure à celle de la France. Au point de vue économique, "c'est elle qui est gagnante".
Sur le plan intérieur, elle traite les problèmes prioritaires (famille, immigration). Elle a réduit l'immigration de 60%. Sur le plan énergétique, elle a rapidement négocié un accord avec l'Algérie après la crise du gaz russe, montrant plus de "malignité" que la France.

Sur le plan international, elle a choisi de revenir à la politique traditionnelle italienne centrée sur le bassin méditerranéen. Elle a multiplié les voyages en Algérie, Tunisie (avec un accord incluant réduction des migrations et fourniture de gaz/création d'usines) et Égypte. En Libye, elle est présente auprès des différentes factions. Alain Juillet estime qu'elle a une "vraie vision internationale" et qu'elle réussit. Elle a une vision locale (mettant en place ses points essentiels dans son pays) et internationale. Elle "redresse son économie".

Son succèsi montre, selon Alain Juillet, qu'un "petit pays" bien dirigé peut faire évoluer les choses positivement. Le fait que ce soit elle qui soit envoyée négocier avec Trump aux États-Unis, après avoir créé des liens et compris sa stratégie, est "énorme". Cela pousse Alain Juillet, en tant que Français, à se demander : "si Méloni peut le faire en Italie, pourquoi nous on n'est pas fichu de le faire chez nous ?".
 

Conclusion : retrouver vision et bon sens

Alain Juillet et les enjeux du déclin français : une analyse sans concession.
Le tableau brossé par Alain Juillet est celui d'une France qui s'est égarée, perdant sa vision stratégique, son indépendance (notamment vis-à-vis de l'atlantisme et de Bruxelles), et le lien avec son propre peuple et ses partenaires internationaux, en particulier en Afrique. La volonté d'appliquer les valeurs françaises au reste du monde est perçue comme le "pire des colonialismes". Juger le reste du monde avec nos critères nous rend "complètement à côté de la plaque". La France actuelle est décrite comme une "plutocratie" où les "minorités agissantes font la loi" tandis que la majorité est jugée "silencieuse" et n'a "rien à dire".

Retrouver une place significative sur la scène mondiale nécessiterait, selon cette analyse, un changement radical, un retour à une vision de "bon sens", une capacité d'anticipation, la défense de l'intérêt national, et potentiellement une réforme profonde de l'Europe que la France actuelle ne semble pas capable de mener. L'exemple de l'Italie suggère que la taille n'est pas un obstacle insurmontable si le pays est dirigé avec vision et principes.