Intelligence des risques

Art de la guerre. Un hack conceptuel à trois temps. Par Pascal Cohet

Comment gagner la paix, ou l’art de maîtriser les transformations


Jacqueline Sala
Mercredi 19 Février 2025


Concept central de l’Art de la guerre, la maîtrise des transformations est une notion cruciale lors des approches cindyniques, qui repose en pratique sur la réduction des vulnérabilités ou des conflictualités, ces dernières dépendant des disparités de perception et des divergences prospectives entre acteurs. Cette notion est d’une importance capitale à l’ère de l’ultraguerre, où la manipulation débridée des opinions peut faire basculer les équilibres établis.



Art de la guerre. Un hack conceptuel à trois temps. Par Pascal Cohet

Premier temps : de Lao Tseu à Sun Tseu

Lao Tseu dit : “le dào donne la vie, la vertu élève, la matière donne forme, le shì fait devenir”. Si Qiao et Wang devaient nous expliquer la notion de shì (勢), ils se contenteraient sans doute de répondre avec l’humour qui parsème leur Grand art de la guerre que cela relève de l’orient mystérieux.
L’énigme s’obscurcit ensuite, puisque Sun Tseu a hacké ce concept : si le shì est ce qui fait advenir, alors maîtriser le shì, l’utiliser à son avantage, permet de dicter ce qui advient. Le shì est le concept central de l’Art de la guerre, et l’arme fatale de Sun Tseu.
C’est à François Jullien que l’on doit d’avoir décrypté la notion de shì, pouvant se traduire par ‘propension de la situation’ : auparavant cette notion était totalement absente des traductions de l’Art de la guerre. L’approche cindynique permet de préciser que le shì, pour Sun Tseu, est plus exactement la maîtrise de cette propension.


Second temps : de Sun Tseu aux Cindyniques

Georges-Yves Kervern, dont Guy Planchette rappelle qu’il était passionné par la pensée stratégique, a ensuite hacké la notion de shì au sens de Sun Tseu. Les Cindyniques définissent la vulnérabilité d’une situation comme sa propension à générer des dommages, qui dépend notamment des déficits des acteurs : la transformation d’une situation réelle en une situation idéale par la réduction des déficits mène à une situation résiliente.

L’art opérationnel cindynique repose donc sur la maîtrise de la propension des situations. De même l’art de Sun Tseu repose sur une transformation préalable qui consiste à forger un dispositif destiné à piéger les éventualités : cette attrition ex ante assure que toutes les transformations ultérieures seront en sa faveur.

Troisième temps : des Cindyniques aux Cindyniques Relativisées

Pierre de Villiers
Pierre de Villiers
Les Cindyniques Relativisées s’intéressent aux conflictualités : chaque acteur a sa propre perception d’une situation réelle (sa ‘perspective’), et sa propre estimation de la situation idéale (sa ‘prospective’). La notion même de danger est relative : ce qui est un risque pour certains est une opportunité pour d’autres.
Cela mène à formaliser un ensemble (ou ‘spectre’) de situations subjectives caractérisé par une conflictualité dépendant des disparités entre perspectives, et des divergences entre prospectives, chaque acteur ayant une propension à mettre en œuvre une transformation permettant de réaliser sa prospective.
La conflictualité est définie comme la propension d’un spectre à générer ou alimenter des transformations antagoniques : la maîtrise de cette propension repose sur la réduction des divergences et des disparités sur lesquelles elles s’appuient.
Le shì des Cindyniques Relativisées, la maîtrise des conflictualités, est la base de l’art de ‘gagner la paix’, une nécessité exprimée par Pierre de Villiers il y a une dizaine d’années.

En pratique : de l’Azawad à l’Ukraine

La question touarègue permet d’illustrer l’importance stratégique des notions de perspective et de prospective : quand Serval a chassé les djihadistes du nord Mali, il aurait fallu pousser Bamako à accepter de construire une solution politique respectueuse des droits du peuple de l’Azawad.
La Russie a compris la frustration des fau-cons bamakois de ne pas pouvoir retourner à Kidal ou sous-traiter la répression des Touaregs à Barkhane, et a initié une campagne informationnelle axée sur l’intégrité du territoire malien, relayée par un  néopanafricanisme noyauté diffusant un discours rétrocolonialiste destiné à dégrader la perception de la France en Afrique.
Peu à peu, sans que les institutions ou la sphère diplomatique ne le remarquent initialement, les perspectives ont été façonnées dans la sous-région, et la prospective sahélienne s’est transformée, ce qui a mené in fine à l’éviction de Barkhane et à l’arrivée des mercenaires russes, qui, comme promis, ont été lancés contre les Touaregs.
De même, Vladimir Poutine a compris que la chute de l’empire soviétique a été provoquée par la prospective de ses citoyens, qui pouvait se résumer en trois mots : “we want out”. Il est logique qu’il ait ensuite manipulé la perspective du peuple russe, n’hésitant pas à éliminer les journalistes et opposants récalcitrants.
Tant que cette main mise sur les perceptions perdurera en Russie, il restera impossible de réduire les divergences prospectives entre la Russie et l’occident, et dans ces conditions, outre qu’il consacrerait l’usage de la force brutale comme le nouveau principe de l’ordre international, un accord de paix en Ukraine n’aurait de paix que le nom.

A propos de Pascal Cohet

Pascal Cohet est le concepteur des Cindyniques Relativisées, qui permettent une approche transversale, transdisciplinaire, trans-sectorielle, trans-domaines des situations complexes, où les problématiques de risque, conflit et développement sont intriquées.
Sa démarche s’appuie sur une di versité de domaines parcourus: architecture réseaux, neurosciences, société de l’information, relations institutionnelles et influence législative. Il considère les réalités opérationnelles comme incontournables lors des démarches de conceptualisation, et l’extension des concepts et modélisations cindyniques qu’il propose repose notamment sur son expérience de l’Afrique de l’Ouest et de la lutte informationnelle.