Personnalités

Aude de Kerros : Interview


David Commarmond


Biographie de Aude de kerros, Auteur du titre « l'imposture de l'AC ».
Aude de Kerros est graveur, peintre et essayiste. Lauréate du Prix Adolphe Boschot de la critique d'art en 2012, elle publie régulièrement des articles de décryptage sur l'art contemporain et sur l'Art, dans différentes revues. Elle apporte le point de vue singulier du témoin tant sur l'histoire souterraine de l'Art que sur l'apothéose l'AC. Ces deux réalités contraires sont inséparables et interagissent constamment.



Questions 1 : Les Banques centrales et les médias annoncent depuis quelques mois la fin de la crise financière de 2008. Qu'en est-il de celle de 'l'art contemporain ?
L’annonce de la fin de la crise de 2008 semble vouloir dire qu’une autre crise la remplace, obéissant à d’autres paradigmes… La question serait plutôt : l’AC résistera-t-il à cette nouvelle modalité de la crise financière et aussi de la production ?
 
Si l’on regarde en arrière et fait la chronologie de l’évolution du marché de l’art depuis un quart de siècle, on constate :  En 1990 a lieu le  premier krack financier planétaire qui entraîne dans son sillage le marché l’Art et AC confondus. Ceux-ci viennent de connaître dix ans de spéculation intense. Ces évènements se produisent en même temps que l’effondrement de l’empire soviétique.
 
Conséquence : beaucoup de galeries d’art à New York mettent alors la clef sous la porte.

Une consigne circule alors  : « Stay alive till 1995 ! ».

En effet s’élabore alors une autre stratégie du marché spécifique à l’AC écartant l’Art, en même temps que s’installe dans le monde l’hégémonie américaine. A un monde sans frontières doit désormais correspondre un art global le moins identitaire possible. Pour le rendre attractif il faut en faire une source de gains, si possible sécurisés. L’AC va alors muter en produit financier dérivé et sécurisé.
 
Est appliquée une nouvelle méthode : collectionner de façon concertée, en réseau afin de faire monter les cotes et éviter les kracks. Les acteurs principaux ne sont plus les marchands mais les collectionneurs assistés des salles des ventes internationales. Christie’s et Sotheby’s ont formé une entente tout le long des années 90 et ont été des instruments remarquables de la planétarisation du marché. Dans ce nouveau jeu, artistes, galeries, médias, institutions sont soumis aux financiers.
 
Cette stratégie sécurise désormais le haut marché et permet à l’AC de traverser les crises financières de 2002 et de 2008 sans s’effondrer, ne connaissant que de courts épisodes de « pause » surnommée « technique ». Il connaît une ascension régulière depuis près de vingt ans. Il n’est pas prévu, si l’on en croit un expert tel que Thierry Erhmann, créateur d’Art Price, que cette ascencion ne s’arrête prochainement, excepté l’occurrence d’un évènement planétaire hors normes.
 
Le krack de 2008 n’a effecté les grandes ventes de l’Art contemporain que pendant quelques mois pour reprendre progressivement dés mai 2009. Les stratégies en amont ont fonctionné et celles développées avec beaucoup de créativité pendant la crise ont été efficaces.
 
Si actuellement l’AC n’est pas impliqué dans les crises financières c’est parce qu’il possède un pouvoir libératoire qui n’est pas lié aux banques centrales. C’est tout le génie de son système. Ce qui se passe du côté des banques lui est indifférent.
 
Il est question ici bien sur de la partie haute du marché, c'est-à-dire celle des œuvres cotées au dessus de 500 000 dollars et surtout d’un million. Le marché en dessous reste spéculatif.
 

Après 2008, l’AC développe aussi une nouvelle fonction, celle de liquidité monétaire. C’est un service précieux, légal, défiscalisé, socialement prestigieux, indispensable aux tenants des fortunes hors normes, même si cela ne concerne que des quantités mineures, comparés aux grands flux monétaires. L’activité économique et financière globale est entravée par les frontières et des systèmes monétaires parallèles ont tendance à se créer tous les jours.
 
Par ailleurs un fort mimétisme s’instaure entre les méthodes en usage dans les milieux financiers et du marché de l’art. Il est vrai que se sont souvent les mêmes acteurs. Pourquoi la fabrication arbitraire de valeur faciale, la pratique décomplexée du « quantitative easing », qui ne prétend plus être la contrepartie d’une valeur réelle, serait-elle réservée aux banques ?
De plus l’avantage du marché de l’art est qu’il n’est ni régulé ni régulable, hors de toute atteinte juridico-judiciaire, est qu’il permet l’exercice d’un arbitraire qui n’est crédible que s’il est radical.
 
Question 2 : Des acteurs ont- ils pris conscience de cette imposture et se sont ils désengagés du discours de l'art contemporain ? Ont-ils pris des mesures, mené des actions ? Rediriger des flux financiers ?
 
On note, dés la fin des années 70 et surtout après la chute du mur de Berlin, un retournement paradoxal et historique : intellectuels et artistes sont devenus les compagnons de route des financiers et des marchands, en échange de leur consécration médiatique et cotation sur le marché. Cela s’est fait sans pour autant que les théoriciens et artistes de l’AC renient leur haute fonction révolutionnaire et humanitariste. L’imposture financière n’est selon eux qu’un dégât collatéral, sans importance : « on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs », « la fin justifie les moyens », etc…Cette « classe dangereuse » de professionnels de la transgression devient ainsi inoffensive et même utile. Les institutions et le marché leur assignent un rôle social de catharsis.
Les « dissidents », artistes, intellectuels, amateurs, n’acceptant pas ce système parce qu’ils entendent créer et choisir librement, ont pour unique caractéristique commune la conscience de l’imposture et la recherche de la vérité. Ils n’ont pour eux ni la politique ni l’argent ni les médias. Ils survivent avec ingéniosité. Ils ne sont pas rentables. Les meilleurs, ceux qui ont une valeur intrinsèque, constituent un gisement aurifère dormant.
 
Ils savent que le système ne se délabrera que par un effondrement progressif de la confiance en ce qui est de fait une fausse monnaie. Ils savent aussi, l’Histoire le confirme, que la vérité, quand elle est connue modifie les comportements. Le mur de Berlin s’est bien écroulé !
 
Question 3 : 2007 L'art caché, 2016 l'imposture de l'art contemporain, quel regard portez vous sur dix ans d'évolution ?
 
L’AC a atteint une sorte de perfection : il a trouvé des applications monétaires et financières nécessaires à la « globalisation ». Il est devenu de plus une plateforme de rencontre pluri annuelle, grâce aux foires, des tenants de fortunes hors normes. L’identité, la langue, la nationalité, la religion, la culture, ne sont plus un obstacle aux intérêts économiques et financiers communs.

Les arts plus populaires « ethniques », « singuliers », « street art » qui trouvent depuis 2013 une place sur le moyen marché, servent à animer la vie culturelle planétarisée, en ayant l’avantage de former un socle populaire, multi culturaliste, à l’hégémonie américaine.
 
Ils ont l’avantage de la nouveauté, de « l’authentique ». Ils sont en effet moins sériels et froids que l’AC. Dans cette stratégie de plus en plus sophistiquée une seule expression est exclue aujourd’hui : la suite d’un art cultivé et virtuose dans l’esprit européen, rendu invisible.
 
Cependant dès 2013, certains pays émergeants remettent en cause l’hégémonie. Ils préfèrent un monde pluri polaire ou se concurrencent des expressions artistiques différentes. La « globalité » pourrait bien être une utopie… et l’universalité, une aspiration plus naturelle en ce qu’elle admet l’échange entre identités. On peut dire que l’hégémonie américaine est entrée dans sa phase de déclin.
 
Question 4 : En automne 2015, Jean Daniel Compain, le directeur du Pôle Culture de Reed Expositions France, se montrait confiant dans l'avenir « Aujourd’hui, il y a une appétence pour l’art, la culture, le luxe dans le monde ». L'actualité semble lui donner tort ? Annulation d’Officielle de l’antenne de la Fiac de Paris au Musée de la Mode (Novembre 2015) Plus récemment- Annulation de la 4e édition de Paris Photo Los Angeles, programmée initialement du 29 avril au 1er mai,
- Annulation de la Foire internationale d’art contemporain (FIAC) de Los  Angeles.
Cette double décision a été annoncée, lundi 15 février, par Reed Expositions. Selon votre grille de lecture comment peut-on interpréter ces événements ? Des bouleversements sont- ils en cours ?
 
« Art », « culture » et « luxe »… l’association de ces trois notions, au contenu sémantique devenu incertain, est en fait plus une stratégie de marketing qu’une réalité. Les décideurs et créateurs du système se laisseraient-ils intoxiqués par leurs propres opérations de com ?
J’ai observé les mésaventures récentes de Daniel Compain. Les raisons sont sans doute très complexes, mais je me suis demandé s’il ne prenait pas Paris pour ce qu’il n’est pas.
 
Ce n’est pas parce que la Municipalité, l’Etat et ses associations subventionnées, clubs de collectionneurs et médias amis très bien traités, jouent les utilités auprès des marchands, qu’il y a pour autant un marché de l’art en France. La stratégie internationale dans ce domaine depuis 2008, ne fait pas de Paris un des grands marchés du monde mais seulement un « show case », casiment un « corner », à l’usage du marketing et de la com, avantageusement subventionné par l’Etat français.
Il en résulte une prise de conscience récente par les galeries de ce décalage entre le discours marketing et la réalité, ce qui modifie leurs comportements. Ne dit-on pas, par ailleurs, que dix mille millionnaires ont quitté la France l’an dernier ?
 
En conséquence exporter la marque française FIAC aux USA n’a pas de sens. A Los Angeles, même si la municipalité, des intellectuels, des personnalités de la ville font un accueil chaleureux à la proposition, les acheteurs ne seront pas au rendez-vous car galeries françaises et artistes français sont inconnus, non cotés dans l’International. Les américains plus avertis que les français en matière d’AC s’assurent toujours de la solidité des réseaux qui cautionnent les artistes avant d’acheter.
 
Question 5 : Vous évoquez dans votre livre le fait que Sotheby’s  se soit lancé dans les ventes volontaires en ligne en s'adossant à EBAY. Drouot quant à lui a lancé en 2014 Drouot on line qui a connu un grand succès. Il vient d'ailleurs de poser une nouvelle pierre en créant le Quartier art drouot (http://quartier-art-drouot.com/ [3]). Pensez vous que la digitalisation de ces entreprises, la politique commerciale de Sotheby’s , qui vient chasser sur les terres de Drouot peut avoir un impact sur l'art contemporain, son image, son discours et sa crédibilité ?
 
Ces nouvelles pratiques changent indubitablement la donne.
Elles provoquent une élimination des intermédiaires. La vente en ligne, aux enchères a pour effet de créer de cotes en dehors de la prescription des intellectuels, théoriciens et autres professionnels du marché de l’art. Cela donne un peu d’oxygène au monde caché de l’art, aux artistes jaloux de leur autonomie.
 
Quand aux ventes directes, elle permet au public, seul devant son ordinateur, de s’affranchir du « qu’en dira-t-on ». Il n’est plus soumis au terrorisme intellectuel en vigueur depuis un demi-siècle.
Ceci est une conséquence mais pas le but de la stratégie de digitalisation du marché. L’idée est d’élargir la base du marché, de créer ainsi un afflux de petites certes mais permanentes liquidités dans la pyramide de Ponzi que constitue le marché de l’art. Ainsi est préservée la partie haute du marché. La question qu’il faut se poser est : grâce à cette stratégie mise en œuvre depuis presque deux ans, le record de longévité de la pyramide Madoffienne va-t-il être battu ? On peut ouvrir les paris !
Elles ont été poursuivies pour cela et condamnées par la justice américaine. Quoiqu’il en soit elles ont, d’un commun accord créé trois départements : « Art ancien », « Art impressionnistes et modernes » et « Art contemporain ». Par ce biais les salles des ventes contrôlent désormais le premier marché de l’AC. Les cotes internationales peuvent se faire désormais de façon fulgurante.


A lire :
http://www.veillemag.com/Aude-de-Kerros-Fiche-de-lecture-L-imposture-de-l-Art-Contemporain_a2979.html