STRATEGIES

Dépendance de l’Europe envers la technologie militaire américaine : implications géopolitiques. Par Guiseppe Gagliano

Par Guiseppe Gagliano


Jacqueline Sala
Samedi 26 Avril 2025


Depuis le début de l'année 2025, la question de la dépendance technologique et militaire de l'Europe à l'égard des États-Unis a pris une acuité nouvelle, sur fond de bouleversements géopolitiques et de repositionnements stratégiques. L’Europe dépend largement des systèmes d’armes et des technologies militaires d’origine américaine, un héritage de l’après-guerre et de la coopération transatlantique qui présente aujourd’hui d’importantes implications géopolitiques. Nous analysons comment cette dépendance influence les capacités autonomes européennes, le rôle stratégique des pays de l’UE au sein de l’OTAN et dans les conflits, les relations diplomatiques avec Washington et d’autres acteurs mondiaux, les efforts pour une industrie de défense autonome.



Depuis le début de l'année 2025, la question de la dépendance technologique et militaire de l'Europe à l'égard des États-Unis a pris une acuité nouvelle, sur fond de bouleversements géopolitiques et de repositionnements stratégiques.

Donald Trump est à la présidence américaine. Ce constat combiné aux signaux de désengagement progressif de Washington en Europe — au profit d'un recentrage sur l'Indo-Pacifique et la rivalité avec la Chine — oblige les Européens à reconsidérer en profondeur leur posture de sécurité collective. L'annonce par plusieurs figures républicaines américaines de coupes possibles dans l'aide à l'Ukraine et dans la contribution américaine à l'OTAN, ainsi que la rhétorique de plus en plus isolationniste d'une partie de l'élite politique américaine, réactivent les craintes d'un « vide stratégique » en Europe.

Dans le même temps, l'intensification des frappes russes contre les infrastructures critiques ukrainiennes, les hésitations sur l'envoi de troupes européennes en soutien indirect à Kiev, et la dégradation de la situation sécuritaire au Proche-Orient témoignent d'un environnement de plus en plus instable, dans lequel l'Europe peine à affirmer une capacité d'initiative autonome. Ces développements confirment, voire aggravent, les vulnérabilités structurelles mises en lumière dans cette étude : incapacité d'agir sans les moyens logistiques américains, dépendance au renseignement fourni par Washington, besoin récurrent de systèmes d'armes non produits en Europe, et risque politique lié à l'usage de technologies sous contrôle étranger.

Paradoxalement, ces menaces accélèrent également la prise de conscience européenne. Les appels à une « souveraineté stratégique » — longtemps cantonnés à des cercles limités — se diffusent désormais dans les institutions européennes, les états-majors militaires et les opinions publiques. De la boussole stratégique de l'UE aux grandes manœuvres budgétaires pour renforcer l'industrie de défense européenne, les signaux se multiplient. Mais ils restent à ce jour fragmentés, marqués par des divergences d'approche entre États membres (notamment entre Paris, Berlin et Varsovie) et souvent freinés par des contraintes de court terme qui poussent à privilégier l'achat de matériel américain prêt à l'emploi.

Dans ce contexte, cette étude vise à proposer une lecture globale et actualisée de la dépendance militaire européenne vis-à-vis des États-Unis, en en analysant les origines, les manifestations concrètes, les implications géopolitiques, mais aussi les pistes d'évolution envisageables. Plus que jamais, la stabilité de l'Europe dépendra de sa capacité à dépasser son statut de consommateur de sécurité pour devenir un acteur stratégique à part entière.


Capacités opérationnelles autonomes limitées par la dépendance technologique

Dépendance de l’Europe envers la technologie militaire américaine : implications géopolitiques. Par Guiseppe Gagliano
La forte dépendance envers les systèmes d’armes américains affecte les capacités opérationnelles autonomes des pays européens.
Bien que la somme des dépenses militaires européennes soit considérable (en 2023, les alliés européens de l’OTAN ont dépensé quatre fois plus que la Russie en défense, et cinq pays européens figurent parmi les dix premiers exportateurs d’armes), plusieurs capacités critiques manquent en pratique sans le soutien des États-Unis.
L’OTAN a identifié quatre domaines où les Européens dépendent particulièrement des actifs américains : le renseignement, la surveillance et la reconnaissance (ISR, incluant drones et satellites), la défense aérienne et antimissile intégrée, les capacités de frappe de précision à longue portée et le transport stratégique avec ravitaillement en vol.
Ces capacités dites « facilitatrices » – comme les avions ravitailleurs ou les plateformes ISR avancées – sont essentielles pour mener des opérations complexes. Leur rareté en Europe limite l’autonomie opérationnelle : il suffit de rappeler qu’au cours de l’intervention de l’OTAN en Libye (2011), une grave pénurie européenne d’avions ravitailleurs et d’appareils de reconnaissance a été mise en évidence, obligeant à dépendre des États-Unis (qui fournissaient alors environ 90 % de la capacité de ravitaillement en vol). Cela a réduit la portée et l’efficacité initiale de la campagne aérienne européenne.

Malgré des initiatives pour combler ces lacunes – comme des consortiums pour partager des avions de transport et des ravitailleurs –, les programmes européens actuels (environ 100 avions ravitailleurs prévus d’ici 2025) couvriraient moins de 40 % des besoins de l’OTAN, ce qui est insuffisant pour une autonomie complète.
 
En pratique, les forces européennes ne sont actuellement pas en mesure de mener des opérations de haute intensité sans le soutien américain.
Des décennies de « dividendes de la paix » après la guerre froide ont conduit à une réduction des effectifs et des investissements, en s’appuyant sur le parapluie américain pour les scénarios extrêmes. Par exemple, dans l’assistance militaire à l’Ukraine face à l’invasion russe, les alliés européens ont rencontré des difficultés et des lenteurs en raison de stocks réduits et de capacités logistiques limitées, après des années de réduction des forces.

La guerre en Ukraine (2022) a réveillé l’Europe sur l’urgence de renforcer ses propres forces, mais elle a également mis en lumière sa dépendance envers les États-Unis pour des systèmes avancés comme les défenses antiaériennes (Patriot), les lance-roquettes à longue portée (HIMARS) et le renseignement en temps réel.

 

Position stratégique de l’Europe dans l’OTAN et dans les conflits internationaux

La dépendance technologique conditionne le rôle stratégique des alliés européens au sein de l’OTAN et dans les scénarios de guerre mondiaux. Depuis la fondation de l’Alliance atlantique, les États-Unis ont constitué le pilier de la sécurité européenne, servant de principal rempart contre les menaces extérieures. Cela a conduit à un déséquilibre où l’Europe, bien qu’elle contribue économiquement et numériquement aux forces de l’OTAN, reste subordonnée au commandement, aux ressources et aux choix stratégiques américains. Par exemple, dans des interventions de l’OTAN comme au Kosovo (1999) ou en Afghanistan (2001-2021), les Européens ont fourni des contingents significatifs, mais les capacités clés (commandement et contrôle, soutien aérien, surveillance) étaient du ressort des États-Unis. Il en découle que l’autonomie décisionnelle européenne dans les contextes de crise est souvent limitée : sans le soutien américain, certaines opérations militaires ne seraient même pas envisagées.

Cette situation a suscité un débat sur « l’autonomie stratégique européenne ». En 2019, le président français Emmanuel Macron a déclaré que l’OTAN était en état de « mort cérébrale » et que l’Europe ne pouvait plus compter sur les États-Unis pour sa défense, sous peine de perdre le contrôle de son destin. Ces propos provocateurs reflétaient l’incertitude suscitée par l’administration Trump – perçue comme moins engagée dans la défense de l’Europe – et ont servi de signal d’alarme pour de nombreux alliés.

En même temps, plusieurs pays (notamment en Europe de l’Est) considèrent la présence américaine comme irremplaçable face à la menace russe, freinant les initiatives qui pourraient affaiblir le lien transatlantique. Il en résulte une position ambivalente : l’UE soutient officiellement le pilier européen au sein de l’OTAN, en augmentant ses contributions, mais sans remettre en question le leadership américain. Au contraire, l’agression russe en Ukraine a renforcé la cohésion de l’OTAN sous la direction des États-Unis, confirmant que, à court terme, la sécurité européenne repose sur la dissuasion américaine.

Cependant, des accords émergent pour renforcer un pilier européen dans l’Alliance (par exemple, la création d’un corps d’intervention rapide européen de 5 000 unités d’ici 2025, prévue par la boussole stratégique de l’UE) et pour améliorer la coordination entre l’OTAN et l’UE dans l’identification des besoins capacitaires. À long terme, cela pourrait donner aux Européens plus de poids stratégique dans les décisions de l’Alliance et une plus grande capacité d’intervention autonome – mais seulement si cela s’accompagne d’investissements concrets pour réduire la dépendance technologique actuelle envers les États-Unis.

Dans les conflits internationaux hors du territoire de l’OTAN, la dépendance européenne envers les États-Unis influence le moment et la manière dont l’Europe peut agir. Par exemple, des opérations militaires dans des régions éloignées (Moyen-Orient, Afrique, Indo-Pacifique) nécessitent des capacités de projection – avions de transport, porte-avions, ravitaillement en vol, renseignement satellitaire – dont les Européens disposent en quantité limitée. Cela signifie que sans l’implication directe des États-Unis, l’Europe entreprend rarement des interventions militaires à grande échelle. Cela a des implications sur la politique étrangère : les adversaires savent qu’une Europe privée du soutien américain est réticente ou incapable d’une action militaire robuste, ce qui peut affaiblir son levier diplomatique. D’un autre côté, lorsque les États-Unis décident d’intervenir (ou de ne pas intervenir), l’Europe a tendance à s’aligner : par exemple, l’absence de soutien américain a limité les options européennes dans des crises comme la guerre civile syrienne, tandis que la disponibilité américaine a été décisive pour autoriser des interventions comme en Libye en 2011 ou le soutien militaire à l’Ukraine en 2022-2023. En définitive, la posture stratégique actuelle de l’Europe est étroitement liée à celle des États-Unis : l’OTAN reste le pivot de la défense européenne, garantissant une efficacité militaire mais liant également la souveraineté opérationnelle de l’UE aux dynamiques de Washington.

 

A propos de l'auteur

Giuseppe Gagliano a fondé en 2011 le réseau international Cestudec (Centre d'études stratégiques Carlo de Cristoforis), basé à Côme (Italie), dans le but d'étudier, dans une perspective réaliste, les dynamiques conflictuelles des relations internationales. Ce réseau met l'accent sur la dimension de l'intelligence et de la géopolitique, en s'inspirant des réflexions de Christian Harbulot, fondateur et directeur de l'École de Guerre Économique (EGE)
Il collabore avec le Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R) (Lien),https://cf2r.org/le-cf2r/gouvernance-du-cf2r/ et avec l'Université de Calabre dans le cadre du Master en Intelligence, et avec l'Iassp de Milan (Lien).https://www.iassp.org/team_master/giuseppe-gagliano/