Le travail à l’ère individualiste - numérique
Il y a dix ans, lors d’un voyage d’affaires à Bangalore, j’avais été frappé d’entendre le président d’Infosys affirmer que les employés comptaient avant tout (« employee first »), les clients étant secondaires. Il allait à l’encontre d’une doxa qui valorisait les clients (« customer first »). La confiance, expliquait-il, renforce mécaniquement la performance des employés, ce qui a pour effet d’améliorer le service rendu aux clients et, in fine, d’accroître les résultats de l’entreprise.
Il ne semble pas que cette idée se soit imposée. De très nombreux salariés manifestent une souffrance au travail. Ils disent n’avoir confiance ni dans l’entreprise, ni dans les managers. Nous pourrions croire que le numérique, en ce qu’il facilite la communication et la diffusion de l’information, est un vecteur de transparence et de confiance. Dans les faits, il produit des effets plus ambigus.
- Que révèle la souffrance au travail ?
- Quelle part y joue le numérique ?
- Quelles tensions en découlent et peut-on les résoudre ?
L’individualisme, une évolution sociologique structurante
Ces trente dernières années ont été marquées par l’essor de l’individualisme. Il faut entendre ce mot dans son acception sociologique, qui désigne non pas une forme d’égoïsme, mais la volonté de faire ses propres choix et d’exister par soi-même. On aurait tort de penser que ce phénomène est le fruit de Mai 68, tout comme il est erroné de croire que la génération Y est devenue individualiste du fait des smartphones et des réseaux sociaux.
L’individualisme est une quête d’individualité, une recherche d’émancipation qui se manifeste depuis l’antiquité. Cette quête se caractérise par un désir d’autonomie, une dose d’égocentrisme, mais aussi une grande exigence vis-à-vis de soi. Quand les aînés voulaient réussir « dans la vie », les générations actuelles entendent réussir « leur » vie, trouver le bonheur et s’épanouir dans toutes les facettes de leur existence, objectif autrement plus ambitieux !
Non sans courage, bon nombre de salariés préfèrent quitter leur entreprise plutôt que de se plier à une injonction qu’ils jugent peu en ligne avec eux-mêmes. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les affaires de harcèlement sortent au grand jour : il n'y a plus de raison d’accepter ces situations. Le désir de chacun d’affirmer ses exigences induit, par ailleurs, une demande de flexibilité : les individus attendent de l’entreprise qu’elle s’adapte à eux.
L’individualisme est une quête d’individualité, une recherche d’émancipation qui se manifeste depuis l’antiquité. Cette quête se caractérise par un désir d’autonomie, une dose d’égocentrisme, mais aussi une grande exigence vis-à-vis de soi. Quand les aînés voulaient réussir « dans la vie », les générations actuelles entendent réussir « leur » vie, trouver le bonheur et s’épanouir dans toutes les facettes de leur existence, objectif autrement plus ambitieux !
En tant que coach, la première souffrance que me confient les salariés est de ne pas trouver de sens à leur travail, parfois même à leur vie.Ils attendent de l’entreprise qu’elle leur donne ce sens, qu’elle leur confie des missions intéressantes. Ils recherchent une qualité de vie qui dépasse les aspects matériels. Ils entendent travailler dans un climat de confiance, ingrédient essentiel à leur épanouissement. Autant dire que pour l’entreprise, le cahier des charges est assez lourd ! En entreprise, cette montée en puissance de l’individualisme engendre des problèmes interpersonnels en cascade. Chacun souhaite voir son point de vue pris en compte et conteste la hiérarchie. Les conflits se multiplient. Le temps est révolu où l’on « prenait sur soi » et où l’on « avalait des couleuvres ».
Non sans courage, bon nombre de salariés préfèrent quitter leur entreprise plutôt que de se plier à une injonction qu’ils jugent peu en ligne avec eux-mêmes. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les affaires de harcèlement sortent au grand jour : il n'y a plus de raison d’accepter ces situations. Le désir de chacun d’affirmer ses exigences induit, par ailleurs, une demande de flexibilité : les individus attendent de l’entreprise qu’elle s’adapte à eux.
Le numérique, en réponse à l’individualisme
Gardons-nous de croire que le numérique a transformé notre façon d’appréhender le travail. Au contraire, c’est parce qu’il répond aux aspirations profondes de notre société individualiste que les technologies connaissent un tel essor. Elles attirent l’individu qui cherche de la visibilité, de l’immédiateté et du plaisir, mais en même temps, elles amplifient la tendance hédoniste - égocentrique.
En entreprise, le numérique a accéléré le phénomène de « processisation » du travail qui était en cours. Les tâches sont codifiées, afin qu’aucun grain de sable ne vienne enrayer la machine. Il en résulte une perte de sens, source de souffrance. Le sentiment de participer à un collectif et la satisfaction du travail bien fait tendent à disparaître. Aussi parle-t-on de plus en plus de « travail invisible » et de « bullshit jobs ».
Une autre conséquence de cette processisation du travail, tout aussi difficile à vivre, réside dans le contrôle : chacune des tâches est tracée, et chaque acte peut être reproché à son auteur. Le numérique facilite en outre le travail nomade et le télétravail, pour la plus grande satisfaction des salariés individualistes et des entreprises. Revers de la médaille, les liens interpersonnels se distendent. Un manager peut avoir à animer des collaborateurs disséminés sur tous les continents. Dans ces conditions, peut-il vraiment les connaître ?
En entreprise, le numérique a accéléré le phénomène de « processisation » du travail qui était en cours. Les tâches sont codifiées, afin qu’aucun grain de sable ne vienne enrayer la machine. Il en résulte une perte de sens, source de souffrance. Le sentiment de participer à un collectif et la satisfaction du travail bien fait tendent à disparaître. Aussi parle-t-on de plus en plus de « travail invisible » et de « bullshit jobs ».
Une autre conséquence de cette processisation du travail, tout aussi difficile à vivre, réside dans le contrôle : chacune des tâches est tracée, et chaque acte peut être reproché à son auteur. Le numérique facilite en outre le travail nomade et le télétravail, pour la plus grande satisfaction des salariés individualistes et des entreprises. Revers de la médaille, les liens interpersonnels se distendent. Un manager peut avoir à animer des collaborateurs disséminés sur tous les continents. Dans ces conditions, peut-il vraiment les connaître ?
Avec l’Intelligence artificielle, cette automatisation va se poursuivre et il y a fort à parier qu’elle se double d’une déresponsabilisation.L’intelligence artificielle intimide l’utilisateur : il sait disposer de moins de données que la machine pour faire son analyse, et en vient à lui accorder toute confiance, au point d’en devenir dépendant. Il existe aux États-Unis un système d’intelligence artificielle qui trace les parcours professionnels des individus, en traitant les données des carrières de milliers de collaborateurs sur plusieurs décennies. Ce logiciel prévoit la réussite ou les échecs de employés dans tels ou tels postes. Les tribunaux américains s’emparent également de l’intelligence artificielle pour évaluer le risque de récidive des condamnés. J’ose espérer que la France résistera à ce type de dérive. L’humain ne peut être mis en chiffres.
Résoudre l’équation d’un individualisme sous tension
- Pour schématiser, on observe d’une part un salarié pour qui les quêtes d’individualité et de sens sont primordiales, et d’autre part des organisations et des technologies qui détruisent le sens.
Mais dans le même temps, l’intelligence artificielle tend à transformer le collaborateur en un exécutant.
Le défi pour les entreprises est de trouver une nouvelle voie pour tirer profit des technologies sans désengager ses collaborateurs. Cela passe par une remise en cause des méthodes de management des personnes et des innovations.
Bruno Dufay interviendra lors de la conférence d'ouverture de
Market-Intelligence-Day - 20 juin 2019 - www.market-intelligence-day.com
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