Intelligence des Risques

ENTRETIEN AVEC PAUL LABIC « A LA RECHERCHE DE LA SOURCE PRIMAIRE » CHERCHEUR AU BETA, ASSOCIE AU LABORATOIRE DE RECHERCHE DE L'ENSP


Jacqueline Sala
Lundi 10 Juin 2024


"Il me semble que l’appareil législatif est déjà trop complexe pour être efficace, avec comme conséquence une faiblesse dans l’application des lois. Une clarification est nécessaire : il n’existe pas de moyen de diffusion – réseaux sociaux, fibre, ondes hertziennes, imprimeur – qui ne soit aussi responsable du contenu, y compris par défaut de service. La désinformation est nourrie de ceux qui se prétendent diffuseurs alors que leur revenu dépend des contenus."





Nous avons rencontré Paul Labic,
Chercheur au BETA et associé au laboratoire de recherche de l'ENSP,
qui a accepté de répondre à ces quelques questions
avec une approche spécifique sur les réseaux sociaux et la désinformation.

Paul Labic, qui êtes-vous ?

Paul Labic est docteur en sciences de gestion, chercheur au Bureau d'économie théorique et appliquée (BETA, CNRS UMR 7522) et associé au laboratoire de recherche de l'Ecole nationale supérieure de la police (ENSP).
Il fait partie des consortiums européens de recherche FALCON (identifier et lutter contre la corruption par IA), et ENSEMBLE (détection et traitement de la cybercriminalité).
Il enseigne en France et en Allemagne. Précédemment Paul Labic a exercé des fonctions de direction des programmes et des ventes principalement en Allemagne et en Asie.
 
Thèse 2023 : « Anticipation et prévention de la corruption : entre philosophie morale et modèles économiques ». Directeurs de thèse : Thierry Burger-Helmchen, André Schmitt.
 

Paul Labic, pourriez-vous nous donner une explication sur votre méthode d'identification des sources de désinformation en ligne ? Comment évaluez-vous la crédibilité des informations circulant sur Internet ?

Je recommande à mes étudiants de ne collecter que l’information nécessaire à un besoin. Puis, une information ne valant que par sa source, une source identifiée comme mensongère est préférable à une source non-évaluée.
Ma 3ème recommandation est l’identification de la source primaire. Elle peut nécessiter la médiation de publications à comité de lecture et en second de chercheurs reconnus sur le sujet. Mais ce sont aussi des causes d’erreurs. Les rétractations d’articles augmentent plus vite que la production totale (Van Noorden, 2023).

A l’opposé les médias : réseaux sociaux, journaux ou télévisions, sont des agrégateurs de contenus. Leur expertise est leur capacité à capter un auditoire. Leur métrique est un score d’audience.
 
La dose fait le poison.
Moins nous nous exposons, plus nous protégeons notre discernement. Pensons à la fausse interview de Fidel Castro en 1991  : un mensonge moins noyé dans la masse. Un écart quantitatif et non qualitatif entre l’avant Internet et aujourd’hui.

Restent les sources à visée d’ingérence ou de manipulation. La pire erreur est de « débunker » leur contenu. Ce qui ne fait que créer une relation d’équivalence entre cette source et nous. Ce qui importe, et ce qui, avec peu d’effort, passionne les étudiants, est de retrouver la source primaire.
 

Les jeunes seraient particulièrement addictifs aux réseaux sociaux. De quels manques ou de quelles méfiances cette attractivité est-elle révélatrice ? Perte de confiance dans les représentants et les médias officiels, institutionnels, autres…

Je ne pense pas que les jeunes soient plus sensibles.
L’épidémie de Covid a montré à quel point la pensée de groupe de Janis (1973) restait valable : soumission au groupe, rationalisation, essentialisation, diabolisation de l’extérieur.
Regardons l’adhésion des «  moins jeunes » aux discours de Donald Trump, Boris Johnson ou de Jair Bolsonaro. Regardons – ce n’est qu’un des mécanismes – le pouvoir prescripteur des mères de famille dans le mouvement antivax (Baker et Walsh 2023). Jeunes et « moins jeunes », nous sommes des citoyens
co-responsables par notre vote, des parents chargés de famille. Nous créons la confiance.

Les enseignants nous témoignent régulièrement leurs inquiétudes, voire leur désarroi, devant ces comportements. Comment pouvez-vous les aider à éclairer leurs étudiants sur ces dangers de désinformation afin qu’ils soient plus conscients des risques encourus ?

Je crois observer un meilleur discernement chez les étudiants aujourd’hui qu’il y a deux ou trois ans. L’agression russe de février 2022 contre l’Ukraine a fait prendre conscience à certains que le courage civique, première des vertus d’Aristote, importait. Mes étudiants sont de futurs cadres d’entreprise. Je leur fais lire les flashs « ingérence économique » de la DGSI. Les exposer à des cas réels est irremplaçable : « Qu’auriez-vous fait dans cette situation ? », et de retour de stage « Votre entreprise est-elle prête ? ».

Pour revenir sur la remarque de Guillaume Sylvestre de l’ADIT « le législateur doit savoir agir », pourriez-vous nous citer 2 ou 3 exemples de dispositifs déjà existants qui permettent à des entreprises ou des organisations de repérer et de se défendre contre cette « guerre informationnelle » ?

 ENTRETIEN AVEC PAUL LABIC « A LA RECHERCHE DE LA SOURCE PRIMAIRE » CHERCHEUR AU BETA, ASSOCIE AU LABORATOIRE DE RECHERCHE DE L'ENSP
Il me semble que l’appareil législatif est déjà trop complexe pour être efficace, avec comme conséquence une faiblesse dans l’application des lois.

Une clarification est nécessaire : il n’existe pas de moyen de diffusion – réseaux sociaux, fibre, ondes hertziennes, imprimeur – qui ne soit aussi responsable du contenu, y compris par défaut de service. La désinformation est nourrie de ceux qui se prétendent diffuseurs alors que leur revenu dépend des contenus. Ils cartographient les populations et adaptent leur approches en fonction de prédictions d’impact. Cela n’est pas répréhensible en soi. Leurs intentions peuvent l’être.

Par symétrie, pour les récepteurs que nous sommes, la guerre informationnelle est une réalité et un biais de perception. Pour l’entreprise, si elle ne voit que cette guerre, elle oublie son obligation de résultat et de création de valeur. Elle perd l’initiative et subit. Pour le citoyen, il ne lui est pas demandé aujourd’hui de combattre mais d’exercer les vertus aristotéliciennes de tempérance, de prudence, de justice et de courage civique : être éthique. J’ajouterai l’obligation de l’étude, si centrale à notre civilisation judéo-chrétienne.

Espérer de la loi qu’elle compense nos déficits est une erreur. Elle ne pourra que mettre fin aux excès les plus graves, trop tard, trop peu. Sa fonction répressive est essentielle. Mais rien n’indique qu’elle puisse parvenir, dans cette guerre, à un effet dissuasif.
 

Et puisque nous parlons de sources, quels conseils de lecture, nous donneriez-vous ?

Des réponses ont été apportées à ces sujets, parfois depuis l’antiquité. L’éthique à Nicomaque d’Aristote est d’un accès moins aisé que la Philosophie de la corruption de Ménissier (2018). Les travaux de Carbonnier (1976) sur la fonction sociologique du droit sont une lecture indispensable au-delà des étudiants en sciences humaines et sociales. Enfin Weick et Sutcliffe (2007) sur la capacité des organisations à résister à l’inattendu est un livre de chevet pour tout manager.
 

Peut-être quelques autres références ?

- Baker et Walsh (2023), ‘A mother’s intuition: it’s real and we have to believe in it’: how the maternal is used to promote vaccine refusal on Instagram, Information Communication and Society, 26(8), 1675–1692.

- Janis (1973), Groupthink and group dynamics: A social psychological analysis of defective policy decisions, Policy Studies Journal, 2(1), 19–25.

-Van Noorden (2023), More than 10,000 research papers were retracted in 2023 - a new record, Nature, 624(7992), 479–481.
 

Paul Labic, merci pour cet entretien, et peut-être rendez-vous bientôt pour de nouveaux éclairages.