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Entretien avec Christian Harbulot - EGE - pour la parution de son Livre "La guerre économique au XXIème siècle" VA Edtions


Jacqueline Sala, Rédactrice en chef de Veille Magazine


"Ce livre est une invitation à plonger au cœur des enjeux économiques contemporains, offrant une grille de lecture indispensable pour décrypter les tactiques qui dessinent le monde de demain. Une lecture incontournable pour ceux qui cherchent à comprendre et à influencer les courants de l'économie mondiale."



A l'occasion de la sortie en librairie du dernier ouvrage de Christian Harbulot, "La guerre économique au XXIème siècle" VA. Editions,  nous avons eu le plaisir de nous entretenir avec lui et nous le remercions d'avoir accepté de répondre aux questions que nous lui avons posées.

Christian Harbulot, en 199O vous aviez publié « Techniques offensives et Guerre économique » qui traitait déjà le sujet de la guerre économique. Puis en 1997, vous avez fondé l’Ecole de Guerre Economique, donc fin du XXe siècle. Pourquoi avoir choisi aujourd’hui d’écrire un nouvel ouvrage sur la guerre économique au XXIe siècle ? En quoi serait-elle différente de celle du XXe siècle ?

Première raison : le monde a changé. Et il est difficile d’en nier l’évidence. A la fin des années 80 quand je me suis lancé dans l’écriture de ma première étude, je me suis concentré sur deux objectifs : montrer l’importance de l’information dans les affrontements économiques et poser les bases d’une grille de lecture embryonnaire sur l’accroissement de puissance par l’économie.

 

Tout au long de ces années, il m’a fallu rédiger plusieurs ouvrages pour approfondir mes travaux de recherche sur la guerre économique en période de paix. Cela m’a permis de mieux comprendre la mutation de la guerre économique au cours du XXe siècle, notamment à travers l’étude de la confrontation idéologique entre l’Est et l’Ouest, mais aussi en tirant les enseignements de l’analyse des modèles d’accroissement de puissance par l’économie, et plus particulièrement en Asie (Japon, Corée du Sud, Chine).

 

Seconde raison : pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, il n’existe plus un monde mais deux. Si on commence à mieux maîtriser les contours de la guerre économique dans le monde matériel, tout reste à faire pour cerner celle du monde immatériel. Les étapes de développement de ce dernier (informatique, internet, numérique, cyber, IA) génèrent des rapports de force qui ont leurs propres spécificités.

 

La volonté de créer des dépendances durables se conjugue avec la dissimulation de la finalité des stratégies de conquête commerciale.  Mettre en avant sa volonté de rendre service à l’humanité se substitue à l’affirmation d’être le plus fort. Cet habillage diffère des pratiques de la guerre économique du monde matériel.


Après les premières publications concernant la guerre économique et l’apparition de l’Intelligence économique en France (années 90) et en 1994 la publication du « Rapport Martre », le monde a connu l’émergence d’internet. La guerre informationnelle (liée à internet) joue-t-elle un rôle important dans la guerre économique du XXIe siècle ?

Les technologies de l’information ont généré de nombreux champs conflictuels. Ces derniers ont modifié la temporalité et la dimension géographique de l’usage offensif de l’information et de la connaissance. Sur le terrain géoéconomique, l’occupation du terrain par la connaissance constitue un art de la guerre majeur parce qu’il génère les résultats les plus profitables en termes de stratégie de court/moyen/long terme.
 
Il ne s’agit pas seulement de politique de communication et de marketing mais aussi de gestion croisée d’actions d’influence pour imposer ses normes, contrer les barrières protectionnistes, affaiblir l’adversaire en l’enlisant dans des procédures RSE, soumettre la concurrence à un modèle de compliance dont on maîtrise le processus, afin de soumettre autrui aux contraintes qu’on cherche à lui imposer.
 
La création d’une dépendance durable à solutions proposées par les GAFAM génère plus de bénéfices qu’une déstabilisation d’entreprise par une attaque informationnelle. Cela peut surprendre car l’attention des médias se focalise sur les « fake news », les messages complotistes et les techniques de désinformation. Mais le côté spectaculaire de ces démarches ne doit pas faire passer au second plan l’évaluation du résultat. Il est largement inférieur aux méthodes offensives qui passent sous les radars des détecteurs patentés de la désinformation en tout genre.

L’engouement pour l’Intelligence artificielle, présente-t-elle un risque pour le développement de l’esprit critique nécessaire à la maîtrise de l’information stratégique ?

Il est vital de comprendre que l’intelligence artificielle est une force d’appoint non négligeable aux stratégies de dépendance. Faut-il rappeler qu’elles caractérisent le savoir-faire le plus efficace de guerre économique dans le monde immatériel. Celui qui contrôle le chargement amont de l’information générée par un système d’intelligence artificielle conditionne le récepteur à la manière d’en faire usage. Cet accès automatique à une réponse fournie par l’IA peut tromper le récepteur et le rendre vulnérable sans qu’il en rende compte.

 

Les ingénieurs ne sont pas les mieux placés pour faire face à ce risque et à ses conséquences multi cibles (institutions, entreprises monde éducatif, société civile). Ils manquent de culture générale car leur formation initiale les a habitués à accorder une importance primordiale à l’innovation qui est le cœur de leurs préoccupations. Il faut donc injecter de l’intelligence économique (et non de la sécurité économique) pour mettre en œuvre des grilles de lecture utiles afin de détecter ces manœuvres de type cognitif.


Quelles actions devrions-nous entreprendre pour rester compétitifs ? Nombreux sont les spécialistes en IE qui s’accordent à dire que la France a toujours eu une posture défensive notamment en donnant une grande importance à la sécurité économique. Qu’en pensez-vous ?

On revient sur le sujet majeur. Contrairement aux économies nationales les plus compétitives, la France n’a pas de posture d’accroissement de puissance par l’économie. Autrement dit, elle se contente d’améliorer ses procédures de sécurité économique pour tenter de préserver l’acquis. Mais pour enrichir un pays, accroître son commerce extérieur, diminuer sa dette, il faut conquérir des marchés à l’extérieur des frontières nationales, Autrement dit, il faut être non seulement offensif sur le plan compétitif mais aussi s’inscrire dans un élan collectif plus global en termes de recherche de puissance.
 
C’est cette dimension-là qui manque depuis longtemps au pouvoir politique. L‘erreur majeure consisterait à croire que c’est l’Europe (dont les échanges sont excédentaires par rapport aux Etats-Unis) qui nous aiderait à atteindre cet objectif. Force est de constater que l’Union Européenne ne se substitue pas à cette carence de pensée au sein des forces vives de notre pays.

Comment passer à l’offensive et rester compétitifs face à des puissances étrangères de plus en plus agressives ? Vous avez publié en 2004 un ouvrage intitulé « La France a-t-elle une stratégie de puissance économique ?». 20 ans plus tard : la France a-t-elle une stratégie de puissance économique ?

Lorsque cet ouvrage est paru, il prêchait dans le vide. Un des plus gros échecs de la mouvance de l’intelligence économique a été le succès apparent du colloque organisé à la Mutualité le 24 ami 2004 et qui s’intitulait France, Europe, puissance. Plus de 1200 personnes s’étaient déplacées. C’était beaucoup pour le petit monde de l’IE à l’époque. Mais la plupart des intervenants sollicités par Bernard Carayon n’ont pas su ou osé traiter le sujet. La frustration du public a été énorme. Il attendait autre chose.

 
La dynamique d’IE issue du rapport Martre était cassée par ce refus d’aborder la question centrale de l’accroissement de puissance par l’économie. Ce jour-là, à l’EGE, nous avons compris que la marche de progression allait être très longue, malgré le passage éclairant d’Alain Juillet comme Haut Responsable à l’Intelligence Economique. Après son départ, Il a fallu presque 15 ans pour relancer la pertinence de ce concept. La fracture de la mondialisation heureuse, la politique de Donald Trump contre l’expansionnisme économique de la Chine communiste, en partie reprise par Joe Biden, ont créé de nouveau des marges de manœuvre. Et cela malgré la position attentiste de l’Etat sur la question de l’usage offensif de l’intelligence économique pour contrer l’agressivité commerciale des anciennes et nouvelles puissances conquérantes.



Quel est votre diagnostic ? Quelles tendances et dynamiques économiques mondiales mettez-vous en lumière ?

La France est peu à peu poussée dans le coin du ring. Et il va falloir en sortir. Je ne crois pas que le CAC 40 a la capacité de le faire seul. Il montre ses limites depuis de nombreuses années, notamment pour combler le déficit endémique du commerce extérieur. Les grands patrons français ne cherchent pas à apporter une réponse crédible à la désindustrialisation en s’impliquant dans le développement des territoires de manière stratégique. Nous en sommes arrivés au point où seul un sursaut national émanant des nouvelles générations transgressera nos inerties culturelles passées.

Recommandations : quels sont, selon vous, les nouveaux enjeux à relever et les stratégies d’influence à mettre en œuvre ? Comment l’école que vous avez fondée, prépare-t-elle vos étudiants a relever ces défis ? Remarques ou commentaire personnels : … »

La renaissance de notre modèle de développement économique passe par la formalisation de nouvelles grilles de lecture. L’ouvrage « La guerre économique au XXIe siècle » s’inscrit dans une telle démarche. L’Ecole de Guerre Economique s’est auto-missionnée dans ce sens depuis plus d’un quart de siècle. Penser autrement est notre slogan. Son application implique de sortir de la matrice éducative importée des Etats-Unis. L’invasion d’une partie de l’Ukraine par la Russie remet à jour les certitudes véhiculées depuis la fin de la guerre froide. La mondialisation des échanges pilotée par le marché et la finance atteint désormais ses limites. Il est plus que temps d’en tenir compte.

 


Christian Harbulot nous vous remercions.