Ethique. Les valeurs en question... ou vers une approche nuancée des valeurs dans un monde en transformation permanente. Par Anna Elviro

Les valeurs éthiques façonnent la vie de l’individu et des collectifs qu’il s’agisse de familles, d’organisations ou de sociétés entières. Elles sont extrinsèques, issues d’injonctions et d’apprentissages, et non de notre nature inconditionnelle profonde.  L’empreinte des valeurs n’épargne pas la technologie, les systèmes d’intelligence artificielle, par exemple, sont programmés en reflétant les valeurs humaines.
Ces influences s’étendent également à des disciplines comme la veille stratégique teintée par des éléments subjectifs liés aux systèmes de valeurs présents dans sa conception, son interprétation et son utilisation.

Alors quel est le rôle de valeurs aujourd’hui ? Sont-elles des alliées éclairant nos décisions et donnant du sens, ou des obstacles, limitant notre vision et freinant notre adaptabilité ?

Selon Shalom H. Schwartz, psychologue israélien, auteur d’une théorie des valeurs humaines, les valeurs sont des convictions profondément enracinées, étroitement liées aux émotions. Elles représentent des objectifs désirés qui motivent l'action et servent de critères d’évaluation en jouant un rôle crucial dans le processus de jugement et de décision.

Si l’on se réfère aux travaux de Jacques Fradin et à l’approche neurocognitive, les valeurs font partie intégrante de la gouvernance émotionnelle du cerveau. Cette gouvernance se construit dès la naissance à travers nos expériences et apprentissages émotionnels qui reposent sur un système de "punition" et "récompense". 
Les expériences positives (plaisirs) sont répétées, tandis que les négatives (déplaisirs) sont évitées. Cette accumulation d'expériences façonne nos valeurs, préjugés et jugements binaires (bien/mal, honnête/malhonnête). Les valeurs deviennent des sources de motivation extrinsèque.
 

Les valeurs universelles, bien que souvent partagées, peuvent être interprétées de manière très différente selon les individus et les collectifs. Une même valeur, comme la justice, peut conduire à des actions radicalement opposées, certains pays vont se défendre au nom de la justice, tandis que leurs adversaires vont leur déclarer la guerre au nom de celle-ci. 

Cette divergence illustre comment le contenu ou la représentation que nous avons d’une valeur est en réalité fortement contextualisée et influencée par des expériences personnelles, des cultures, et des idéologies.

Selon l’approche neurocognitive, toute valeur implique une antivaleur.
Les valeurs façonnent nos choix et génèrent des rigidités et intolérances aux comportements perçus comme opposés à nos principes fondamentaux. Ces conditionnements limitent notre perspective, nous privant d’une vision plus large et de la découverte des autres, en raison des intolérances et des rigidités que nous avons développées.

Dans le monde BANI (fragile, anxieux, non linéaire, incompréhensible) décrit par le futurologue Jamais Cascio, se fier uniquement aux valeurs sans considérer leur nature ambivalente s'avère insuffisant pour se repérer et naviguer.
Il ne s’agit pas d’abandonner ni de renier nos valeurs mais plutôt de développer notre quotient de conscience, de nous ouvrir à ce qui échappe à notre perception et d’explorer la réalité, nos actions et nos perspectives avec d’angles de vue nouveaux.
En quête de ce côté complémentaire, nous nous appuierons sur l’approche neurocognitive déjà évoquée et nous inspirerons des travaux de Carl Gustav Jung pour tenter une exploration de l’ombre.
 

Le mode mental automatique, qui englobe nos valeurs et les comportements qu'elles déclenchent, est un processus rapide basé sur nos expériences et mécanismes récurrents (apprentissages, habitudes, valeurs). Il fonctionne avec des solutions présélectionnées, puisant dans une riche bibliothèque de programmes "prêts à l'emploi" qui reflète l'historique d'une personne.

C'est ce mécanisme qui opère lorsque nous faisons des choix influencés par nos valeurs « j’aime, je dois, c’est important pour moi », souvent sans conscience du levier qui nous guide, ou par nos antivaleurs lorsque nous exprimons une aversion en disant "je ne l'aime pas, qu’est-ce qu’il/elle m’irrite, je ne supporte pas son comportement".

Pour se repérer dans le monde BANI, il est essentiel de faire l’effort (oui, un véritable effort) de basculer de plus en plus vers le mode mental adaptatif plus lent, conscient et délibéré adapté particulièrement aux situations complexes. La bascule nécessite de sortir de nos automatismes et d’entraîner notre cerveau à abandonner les certitudes, la routine, la simplification, les recettes habituelles et la peur d’être jugé. C’est une invitation à développer la curiosité, souplesse, nuance et relativité.
Ce mode repose sur la réflexivité et nous demande d’affirmer nos points de vue personnels, tout en acceptant la possibilité de se tromper.
 

Une forme de passage au mode mental particulièrement adaptée au travail sur les valeurs est proposée par l'approche neurocognitive avec l'exercice nommé : Pack Aventure. Il permet d'assouplir les antivaleurs d'une personne en l'aidant à mettre de la nuance dans sa vision pour quitter la dualité bien/mal, juste/injuste.

Il s'agit en premier d'identifier ce qui nous irrite le plus souvent chez les autres, par exemple : paresse, mauvaise foi, prétention, défaitisme. Choisissez une de vos intolérances et identifiez la valeur qu'elle heurte en vous, comme le travail, l'engagement, l'humilité, ou l'optimisme. Notez ensuite les avantages de la valeur. Exemple : Travail – se sentir utile, on produire, progresser… Puis notez les mauvais côtés de l'antivaleur/intolérance. Par exemple : paresse – pas d'argent, on n’apporte rien à la société, stagnation... Jusqu'ici, c'était sans effort car nous étions dans le mode mental automatique. Les questions suivantes provoqueront la bascule vers le mode adaptatif.
La prochaine étape consiste à identifier les désavantages de votre valeur. Si nous gardons l'exemple de la valeur de travail – problèmes de fatigue, faire plus que les autres, déséquilibre vie pro/vie perso… Et en dernier, identifiez les avantages de l'antivaleur. La paresse permet par exemple de ne pas trop se fatiguer, d'avoir du temps pour les plaisirs, de prendre soin de soi.

Cet exercice développe une meilleure compréhension des motivations des autres et d'atténuer nos intolérances en adoptant une perspective plus nuancée sur nos propres valeurs et celles des autres

"La rencontre avec soi-même signifie d’abord la rencontre avec sa propre ombre". CG Jung,

Selon Jung, la psyché humaine est composée de polarités complémentaires. Il identifie une "fonction inférieure" opposée à la fonction dominante, souvent inconsciente et source de notre vulnérabilité. Cette dualité s’applique également à nos valeurs dominantes, qui portent leur ombre.

Par exemple, si notre valeur dominante est l’optimisme, son ombre peut être le pessimisme. Dans certaines situations, nous pouvons adopter un comportement pessimiste sans vouloir le reconnaître ni l’accepter.
 Ce refus de dualité mène souvent à une projection sur les autres, nos comportements refoulés qui deviennent particulièrement irritants chez les autres. Ainsi, une personne qui prône l’optimisme sera souvent agacée par les pessimistes alors que cette posture fait partie d’elle.

Découvrir l'ombre n'est bien sûr pas aussi simple que d'observer ce qui nous irrite chez les autres. Le phénomène de l'ombre est une partie complexe de l'inconscient qui nécessite un travail d'introspection approfondi pour être intégré. Cependant, observer attentivement et explorer ce qui nous irrite chez les autres peut constituer un premier pas, tout comme une réflexion authentique sur nos valeurs et leur opposé, en identifiant des situations où chacune se reflète.

Pour Jung, le processus d'individuation implique de reconnaître et d'intégrer ces aspects opposés de notre personnalité, y compris notre ombre, pour atteindre un développement psychologique complet.
 

En conclusion, l'approche des polarités et de l'ombre peut s'appliquer tant au niveau individuel qu'organisationnel. Et si l’exploration de cette ambivalence de valeurs pouvait créer de la valeur.

Dans le cadre d'une veille stratégique, il serait peut-être pertinent d'examiner non seulement les valeurs affichées d'une entreprise, mais aussi ses antivaleurs potentielles. Adopter une approche anthropologique permettrait d'identifier les irritants, les éléments d'ombre et les mécanismes de défense qui empêchent l'acceptation des complémentarités. L'objectif serait d'accompagner les organisations dans l'exploration de leurs angles morts, en encourageant la curiosité et l'ouverture à la nuance.

Cette démarche implique de sortir des routines établies et d'accepter la vulnérabilité inhérente tant à chaque être humain qu’aux collectifs qu’il compose. En fin de compte, explorer et accepter le côté ambivalent de nos valeurs peut conduire à une compréhension plus profonde et à une plus grande adaptabilité face aux défis du monde BANI.