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Formation. Rencontre avec Christophe Carrincazeaux. Responsable du Master Intelligence économique, Innovation et Territoires. Bordeaux


Jacqueline Sala


Notre formation ajoute une brique à l’édifice de l’analyse stratégique qui, me semble-t-il, devrait être bien plus décloisonnée entre les mondes de la technologie et des directions scientifiques, du business développement, de la veille concurrentielle ou de l’analyse financière. L’approche des économistes est complémentaire de celle des ingénieurs, des experts en management, en marketing ou en stratégie, et le défi essentiel est sans doute de pouvoir faire dialoguer ces différentes cultures.



Le master Intelligence économique, innovation et territoires est constitué de deux parcours liés à des thématiques de recherche développées depuis de nombreuses années au laboratoire BSE (Bordeaux Sciences Economiques, UMR 6060, université de Bordeaux) : le parcours EIVS (Economie de l’Innovation et Veille Stratégique) et le parcours IDET (Ingénierie du Développement Territorial).
Il propose des modules d’intelligence technologique associée à la plateforme VIA INNO. Il est aujourd’hui principalement animé par les membres du programme ISI (Innovation, Science, Industrie) de BSE pour la partie EIVS, et par le programme DVI (Développement, Villes, Inégalités) pour la partie IDET.

 

Christophe Carrincazeaux est responsable du parcours EIVS depuis 2017, avec Francesco Lissoni pour la partie recherche et Jean Belin pour la partie économie de la Défense.
Il a été membre de la section 05 du CNU (2012-2017) et du conseil d’administration de l’université de Bordeaux (2018-2021).
Ses recherches portent sur l’innovation et sa géographie. Il a notamment coédité en 2016 le Handbook of the geographies of innovation.

Pouvez-vous identifier les principaux défis que vous avez rencontrés dans l'enseignement et la recherche en Master ?

Quelques éléments de contexte préalables à ma réponse :  le parcours Economie de l’innovation et veille stratégique (EIVS) du master Intelligence économique, innovation et territoire, est d’abord un master d’économie, suivi en majorité par des étudiants économistes (même si nous recherchons un peu de diversification des profils). Je le rappelle car dans le domaine de l’intelligence économique, les formations dispensées relèvent plus fréquemment de la gestion, du management ou des sciences politiques.
Nous sommes à ce titre un peu à part dans le paysage général de l’intelligence économique. Les économistes (de l’innovation) sont normalement compétents dans l’analyse et la compréhension des marchés (équilibres et rapports de force) ou des technologies (mais d’un point de vue économique) en utilisant pour cela leurs compétences statistiques et de traitement des données.
Ces spécificités expliquent sans doute les défis que je vais lister.
 
Le premier défi est sans doute celui du passage de l’enseignement théorique universitaire à la pratique de la veille et de l’analyse stratégique. Les étudiants qui suivent la formation à vocation « professionnelle » (distinguée de la voie recherche qui est pourtant aussi une forme de professionnalisation !) ont parfois du mal à accepter nos enseignements les plus théoriques et ils s’investissent plus dans les modules appliqués. Il s’agit d’un vrai défi dans nos formations car nous préférons laisser l’enseignement de la pratique de la veille à ceux dont c’est le métier : les entreprises et institutions qui accueillent nos étudiants stagiaires ou apprentis en les formant à leurs besoins spécifiques. De notre côté nous formons à ce que savent faire les universitaires : mobiliser des cadres théoriques de réflexion adaptés à des problématiques bien définies, permettant de structurer la recherche, la mobilisation et l’analyse des données pertinentes.
Cette difficulté d’articulation entre la théorie et les pratiques se retrouve aussi au niveau de l’équipe pédagogique et du fonctionnement universitaire : nous recherchons toujours le juste équilibre entre les enseignements communs ou dédiés en fonction de l’orientation vers l’analyse stratégique ou la recherche en économie de l’innovation.
 
Le second défi important est lié à la spécialisation en Intelligence technologique qui amène certains de nos étudiants économistes à évoluer dans un monde d’ingénieurs (directions scientifiques ou R&D). Si le discours sur l’innovation est souvent alimenté par le besoin de confrontation et de mélange des cultures stimulant la créativité, la réalité du fonctionnement des organisations relève encore d’un certain cloisonnement, tout au moins culturel. Or l’intelligence technologique qui consiste à mobiliser les données scientifiques, technologiques mais aussi financières par exemple, est au cœur de ce choc des cultures : la mobilisation de ces données par l’économiste n’a que peu à voir avec la pratique habituelle des ingénieurs.
Convaincre ceux dont la technologie est le métier, que jeter un regard « étranger » par des méthodes statistiques apporte une information précieuse est compliqué, d’autant que l’économiste ne peut avoir une analyse vraiment pertinente que si le travail est fait en partenariat avec les ingénieurs pour identifier les tendances qui font vraiment sens d’un point de vue technologique. C’est bien dans cette confrontation que l’IT est pertinente.
 
Notre formation ajoute une brique à l’édifice de l’analyse stratégique qui, me semble-t-il, devrait être bien plus décloisonnée entre les mondes de la technologie et des directions scientifiques, du business développement, de la veille concurrentielle ou de l’analyse financière. L’approche des économistes est complémentaire de celle des ingénieurs, des experts en management, en marketing ou en stratégie, et le défi essentiel est sans doute de pouvoir faire dialoguer ces différentes cultures.
 
Le dernier défi important que je voudrais relever ici est plus spécifique à notre formation en économie. L’intelligence économique, contrairement à ce que devrait porter cette dénomination, ne fait pas forcément sens pour des étudiants en économie. Il y a pour nous un enjeu de communication et d’information pour rendre la formation plus attractive. La communication est cependant une ressource rare pour les masters d’une université, et nous devons nous reposer sur la construction progressive d’une réputation que nous tentons d’asseoir au fur et à mesure. Le master commence aujourd’hui à être connu et reconnu alors que sa configuration actuelle a été élaborée par mes collègues il y a plus d’une dizaine d’années maintenant !
 

Comment gérez-vous la diversité des besoins et des niveaux de préparation des étudiants en Master au sein de vos cours ?

Nous faisons face à une certaine hétérogénéité de nos étudiants à la fois par le niveau des résultats universitaires (notre rôle est d’amener nos étudiants le plus « loin » possible) mais aussi dans les aspirations professionnelles.
 
En master 1, le public est principalement constitué d’étudiants économistes qui doivent se former à un socle théorique commun. Nous sommes ensuite limités dans nos capacités financières (comme dans toutes les universités) pour offrir des parcours à la carte. Nous avons néanmoins beaucoup progressé ces dernières années pour tenter de répondre à cette injonction de personnalisation des parcours (sans financement correspondant…). Nous parvenons a minima à offrir des parcours permettant de s’orienter vers une formation plus quantitative/statistique ou orientée vers la recherche, ou bien plus appliquée et personnalisée avec une variété de modules ouvrant vers le monde dit professionnel (projets pluridisciplinaires, stages, mémoires etc.).
 
En master 2, le public est plus diversifié (admission directe, en particulier en double diplôme avec l’INP de Bordeaux, ce qui permet d’accueillir des élèves ingénieurs par exemple) et la séparation plus marquée entre formation à la recherche ou à l’analyse stratégique. Les étudiants sont plus autonomes dans leurs apprentissages et dans le choix des thématiques qu’ils souhaitent approfondir. Je ne rappelle évidemment pas que la contrainte budgétaire nous limite dans notre capacité à proposer une offre plus diversifiée.
 

e-t-il des domaines de recherche spécifiques auxquels vous vous intéressez particulièrement en ce moment ?

Mon thème de recherche principal porte sur la localisation et l’organisation spatiale des activités d’innovation. J’ai longtemps travaillé sur la question de l’impact de la proximité (géographique ou autre) sur l’efficacité des activités de recherche et d’innovation. J’ai ensuite élargi mon champ de recherche aux questions plus générales de géographie de l’innovation (systèmes régionaux d’innovation, clusters etc.).
Dans la période récente, je me suis plus intéressé à la montée des pays émergents et à la diversité des systèmes locaux d’innovation.
Au-delà des facteurs habituels de concentration de l’innovation, je suis convaincu aujourd’hui que les ressources humaines sont au cœur des dynamiques de localisation des activités économiques. Ce qui permet de considérer que notre travail de formation des jeunes générations est essentiel et donne du sens aux politiques publiques, nationales et locales !
 

Comment maintenez-vous votre expertise à jour dans votre domaine et comment cela bénéficie-t-il à vos étudiants ?

Les intervenants en master universitaire sont pour l’essentiel des enseignants chercheurs qui enseignent dans leur domaine de spécialité. Pour ce qui me concerne, je peux intervenir sur des domaines basiques en matière d’innovation, mais j’apporte clairement plus aux étudiants lorsque j’aborde les données et modèles de géographie de l’innovation sur lesquels je travaille.
De la même façon, mes collègues intervenant dans la formation appartiennent à un laboratoire de recherche en économie (Bordeaux Sciences Economiques) et produisent de la recherche dite de haut niveau en analyse des industries, de la propriété intellectuelle, en évaluation du système scientifique, en économie de la Défense ou de l’environnement, théorie et outils de l’analyse des réseaux etc. Les modules d’enseignement reposent sur leurs compétences et permettent aux étudiants de bénéficier d’une formation au plus près des thèmes et questions de recherche liés au master.
 
L’autre pilier de formation sur lequel s’appuie le master réside dans le savoir-faire du centre d’expertise VIA INNO à la pointe des méthodes et applications de l’intelligence technologique. De ce côté, c’est plutôt l’expertise dans le domaine et le réseau de partenaires industriels qui apportent aux étudiants du master.
Il s’agit de trouver un équilibre complexe entre la recherche, l’enseignement et l’expertise à destination de nos étudiants.
 

Pouvez-vous partager une expérience ou un projet pédagogique particulièrement réussi que vous avez mené en Master ?

La principale évolution pédagogique récente sur le côté « professionnel » du master concerne la mise en place de l’apprentissage et le renforcement des liens avec les partenaires extérieurs. De ce point de vue, la pédagogie a évolué vers une prise en compte plus centrale de la demande si j’ose dire (réponse aux besoins exprimés par les industriels et partenaires du master).
 
L’expérience la plus intéressante de mon point de vue réside plutôt dans la mise en place de LabCom à partir du milieu des années 2010, initialement avec des partenaires industriels (Michelin et Stellantis) ou institutionnels (Conseil régional de Nouvelle Aquitaine) grâce à la plateforme VIA INNO. Ces laboratoires communs sont exemplaires d’un mode de collaboration science-industrie permettant d’allier recherche, formation et valorisation, trois piliers de notre système universitaire. Sans idéaliser ou oublier la difficulté inhérente au fonctionnement de ce type de structure, l’expérience que je connais le mieux avec Michelin (dont j’ai assuré la responsabilité scientifique de 2017 à 2021), a permis de développer des thèmes de recherche communs (y compris au travers d’une thèse CIFRE), progresser sur l’application de méthodes d’intelligence technologique et surtout d’échanger en matière de formation : interventions de VIA INNO auprès des ingénieurs Michelin, et réciproquement, interventions régulières auprès de nos étudiants, formations et stages structurés sur les thématiques du labcom.
La mise en place de ces collaborations est un atout essentiel pour la pédagogie et la recherche au sein de l’université.
 

Quelles sont vos recommandations pour améliorer l'expérience d'apprentissage des étudiants en Master au sein de votre institution ?

Question complexe, qui n’est sans doute pas réservée à notre institution. Il me semble que le message principal pour les étudiants serait de leur dire d’adopter un véritable esprit universitaire : ne venez pas « consommer un diplôme », mais venez pour vous ouvrir et acquérir l’autonomie et les compétences dont vous aurez besoin dans votre projet professionnel.
Un diplôme donne sans aucun doute une coloration spécifique à la formation d’un étudiant, mais le diplôme sanctionne un niveau de compétences qui peuvent être appliquées dans de nombreux contextes différents. En tant qu’enseignants, nous sommes des facilitateurs d’insertion professionnelle, mais c’est à chaque étudiant de construire son parcours selon ses qualités et envies. Une spécialisation doit certes ouvrir des opportunités, mais ne doit pas enfermer dans une trajectoire. En résumé, il ne faut pas croire que le diplôme détermine la carrière.
 

Si vous aviez une préconisation à faire pour améliorer les conditions de travail des enseignants chercheurs de Master ou pour l'évolution du système éducatif, quelle serait-elle ?

J’ai déjà été très long et le sujet est inépuisable !
Je dirais que notre principal problème est celui des moyens, en volume et en ciblage. Nous sommes face à une incohérence entre la mission d’enseignement de masse universitaire (service public) et le besoin d’accompagnement individualisé des étudiants. Chaque pas que nous avons fait dans le sens de l’accompagnement étudiant l’a été au prix de la renonciation à d’autres missions. Ce que les universitaires sont capables de faire en matière de formation à la recherche n’est malheureusement pas transposable à la formation « professionnelle », pour une simple question de nombre d’étudiants à former.
Les besoins sont donc immenses en matière de nouvelles compétences, méthodes et ressources humaines. Tout cela sans citer le manque de soutien dans la gestion des formations et leur communication !
Si j’ajoute à tout cela la nature des incitations individuelles dans l’enseignement supérieur, je suis à la fois très satisfait de ce que nous avons su mettre en place, et convaincu que nous pourrions faire tellement mieux avec des moyens à la hauteur.

Autres remarques ? Une recommandation quant à l’insertion professionnelle de vos diplômés ?

Mon seul message à nos étudiants est qu’ils doivent se faire confiance, et avoir confiance dans leurs compétences. C’est un point sur lequel nous devons aussi progresser d’un point de vue pédagogique : je suis souvent effaré par l’incapacité de nos étudiants à convertir les compétences acquises au sein d’une formation universitaire très riche en « lignes dans un CV », un peu comme s’ils avaient l’impression de ne savoir rien faire. Mais je ne veux pas revenir sur le débat entre formation théorique et formation à des outils…
Ce dont je suis certain, c’est que nos étudiants sont capables du meilleur si on peut les y accompagner.
 

Christophe Carrincazeaux, merci pour cet entretien, instructif, clair et finalement encourageant. J.S.