Intelligence des risques

Guerre hybride et menace de blocage de Starlink en Ukraine. Par Pascal Cohet


Jacqueline Sala
Lundi 10 Mars 2025


Ayant ignoré les avertissements durant des années, l’Europe est soudainement sidérée face à un basculement historique des alliances essentiellement dû à des stratégies de prise de pouvoir sur les opinions. Si les guerres hybrides peuvent être basées sur des concepts anciens ou directement inspirées par Machiavel, le développement d’Internet a provoqué une mutation majeure : au lieu de simplement recevoir de l’information, la base peut désormais en émettre.
Et donc, s’inviter dans les guerres hybrides, par exemple pour dissuader Elon Musk de bloquer Starlink en Ukraine.



Guerre hybride et menace de blocage de Starlink en Ukraine. Par Pascal Cohet

Une cécité aux opérations informationnelles

Si l’Europe est sidérée par un retournement états-unien qui semblait impensable, c’est parce qu’il n’a pas été pensé alors même que la possibilité d’un abandon de l’Europe par les États-unis et la nécessité d’une défense européenne autonome ont été décrites il y a plus d’une demi-douzaine d’années. Et bien avant cela, les menaces informationnelles émergentes et l’apparition de doctrines de type ultraguerre, comme celle de Qiao et Wang, ont été ignorées.

Guerre informationnelle et transformation silencieuse des équilibres

Tant aux États-unis qu’en Afrique, les opérations informationnelles russes ont ciblé les populations, en attisant les divergences et la haine raciale, ce qui a favorisé l’accès au pouvoir de Donald Trump, le rejet de la France en Afrique subsaharienne, la déstabilisation des États sahéliens, l’éviction de Barkhane, et son remplacement par des forces russes. Sur place, les diplomates ignoraient ces opérations, et il a fallu attendre la tentative de forgerie d’un charnier à Gossi pour que Pascal Ianni obtienne finalement l’autorisation de diffuser les images aériennes permettant de démontrer la manipulation russe, et que la guerre informationnelle menée par la Russie en Afrique reçoive l’attention, notamment médiatique, qu’elle méritait.

Du point de vue de la mutation des équilibres stratégiques, c’est avant tout les 54 voix des pays africains à l’ONU qui intéressent la Russie. Et les coups d’État ayant mené aux juntes sahéliennes ont un effet dissuasif sur les votes des autres gouvernements africains à l’ONU, puisque leurs pays sont aussi menacés de déstabilisation : sur les réseaux sociaux, les trolls africains auxquels les opérations russes ont été sous-traitées utilisent des patronymes d’ethnies spécifiques pour catalyser des mouvements pro-russes et anti-français dans certains pays d’Afrique de l’Ouest.

Un ancêtre grassroot de la L2I

Au début des années 2000, soit bien avant l’irruption de l’Internet Research Agency, l’évolution des usages et du droit d’Internet a mené à d’importantes confrontations entre cyberactivisme, lobbies, exécutif et groupes parlementaires, ce qui a poussé les leaders de la sphère cyberactiviste à concevoir et mettre en œuvre la LIA, à peu près équivalente à la L2I d’aujourd’hui, comme une alternative légale à la LIO. Quantitativement, la LIA permettait par exemple d’at- teindre des niveaux de mobilisations à cinq ou six chiffres, des campagnes totalisant des dizaines de millions de mails, ou des google bombings arrivant en tête des recherches en 24 heures.
LIA et L2I ont cependant une différence, puisque la L2I est une doctrine de défense contre la désinformation menée par des acteurs étatiques ou para-étatiques étrangers, alors que la LIA, issue de mouvements citoyens, avait pour but de contrer des lobbies ou des politiques, ce qui ne rentrait pas dans le cadre des guerres hybrides

Boycott des produits américains

Face aux actions de l’administration Trump, plusieurs mouvements de boycott viennent d’être initiés contre des produits américains. Par ailleurs, une discussion a récemment été initiée sur l’opportunité d’un ciblage cyberactiviste du pouvoir états-unien, certains étant partisans d’un ciblage de Donald Trump, et d’autres, d’Elon Musk.
Un élément pris en considération est qu’un ciblage d’Elon Musk serait plus efficace, puisqu’il est facile de boycotter ses entreprises, et notamment Tesla, qui est déjà en perte de vitesse. D’un point de vue stratégique, ces initiatives se rapprochent de celles que les pays européens devraient prendre pour rétablir leur souveraineté, notamment en matière d’armement ou dans les domaines du logiciel et des composants.

 

Boycott et prévention du blocage de Starlink en Ukraine

En revanche, l’accès à Starlink étant vital pour les Ukrainiens, un boycott global de cette entreprise serait catastrophique. Par ailleurs, après avoir cessé de fournir du renseignement aux forces ukrainiennes, l’administration Trump pourrait aussi bloquer l’accès à Starlink en Ukraine. La solution envisagée pour prévenir ce blocage consiste à poser un ultimatum à Elon Musk : s’il s’aventurait à bloquer Starlink, alors un boycott global visant à mettre fin à l’existence de son entreprise serait initié.
La crédibilité d’une telle menace repose sur le nombre de signatures d’un ultimatum, qui devrait se compter en millions, ce qui est faisable au regard du rejet global des actions de l’administration Trump en général, et du comportement et des positions d’Elon Musk en particulier.

Si pour l’heure Elon Musk semble revenir sur cette menace, il reste le problème de la confiance qu’il est possible d’apporter à cette promesse dans un contexte où l’administration Trump a démontré une certaine capacité à abandonner ses alliés. Cela étant, son revirement peut faire penser qu’il est conscient du risque qu’une décision de blocage ferait peser sur son entreprise, ce qui renforce la pertinence des opérations de boycott envisagées et, partant, la probabilité d’irruption de la base dans les guerres hybrides. Et cela permet d’envisager un soulèvement de la puissance des opinions contre le pouvoir sur les opinions que décrivait EH Carr à la veille de la seconde guerre mondiale.

A propos de l'auteur Pascal Cohet

Pascal Cohet est le concepteur des Cindyniques Relativisées, qui permettent une approche transversale, transdisciplinaire, trans-sectorielle, trans-culturelle, trans-domaines des situations complexes, où les problématiques de risque, conflit et développement sont intriquées.
Sa démarche s’appuie sur une diversité de domaines parcourus: architecture réseaux, neurosciences, société de l’information, relations institutionnelles et influence législative. Il considère les réalités opérationnelles comme incontournables lors des démarches de conceptualisation, et l’extension des concepts et modélisations cindyniques qu’il propose repose notamment sur son expérience de l’Afrique de l’Ouest et de la lutte informationnelle.