Intelligence des risques

Guerre hybride russe et divergences intra-sociétales, un dilemme pour les commissions Défense. Pascal Cohet


Jacqueline Sala
Jeudi 24 Avril 2025


Guerre hybride et risque climatique, deux des trois menaces majeures pour les décennies à venir, s’intègrent dans un cadre stratégique dont la complexité doit être appréhendée. Alors que les ingérences informationnelles russes exploitant les divergences intra-sociétales ne vont que s’amplifier, des propositions de loi visant à invalider une décision de justice ayant mené à l’arrêt du chantier de l’A69 vont accroître ces divergences, et nourrir les opérations russes.



Guerre hybride russe et divergences intra-sociétales, un dilemme pour les commissions Défense. Pascal Cohet

Un cadre stratégique complexe

Le 6 novembre dernier, l’élection de Donald Trump nous rappelait l’importance de deux menaces majeures pour les décennies à venir : le changement climatique, et la composante informationnelle de la guerre hybride. Comme prévu, quelques semaines plus tard, l’administration Trump s’attaque à la science du climat et à la transition énergétique, et supprime le service fédéral en charge de la lutte contre les ingérences informationnelles. Or l’intrication des problématiques de risque (ici : climatique), de conflictualité (guerre hybride) et de développement (transition énergétique) tisse un cadre stratégique complexe.

L’exploitation russe des divergences intra-sociétales

Si les opérations informationnelles russes sont connues pour leur utilisation de désinformations grossières, elles se nourrissent à la base de divergences existantes, et les exacerbent pour diviser, affaiblir et déstabiliser : le pouvoir sur les opinions publiques étrangères est une composante majeure de la puissance du néo-impérialisme russe. Et s’il est largement admis que lutter contre ces opérations nécessite d’investir dans le fact checking, il est moins perçu que la réduction des divergences intra-sociétales est un impératif majeur.

Divergences entre néo-artificialistes et post-artificialistes : le cas de l’A69

Le cas du projet d’autoroute entre Castres et Toulouse illustre l’importance des divergences entre des partisans d’un projet néo-artificialiste recyclant un modèle de développement basé sur le transport routier et largement antérieur aux accords de Paris, et une opposition post-artificialiste, luttant contre l’artificialisation et le réchauffement climatique. Et ces divergences ne peuvent que s’aggraver avec la montée des négationnismes climatiques, ou l’acharnement à défendre un projet incompatible avec la protection de l’environnement et du climat.

Le dilemme des commissions défense

Or le tribunal administratif de Toulouse vient d’annuler les autorisations du chantier de l’A69, ce qui a mené des parlementaires à déposer des propositions de loi à l’Assemblée et au Sénat pour invalider cette décision de justice. Parmi ces parlementaires, on trouve un membre de la commission Défense Nationale à l’Assemblée, et un membre de la commission Affaires Etrangères et Défense au Sénat. Or une telle loi ne peut qu’exacerber les divergences et générer de la radicalisation : les commissions défense vont donc faire face à deux de leurs membres qui tenteront très probablement de les persuader qu’il n’y a pas de risque d’exploitation des divergences entre néo-artificialistes et post-artificialistes par les opérations informationnelles russes.

Des coûts irrécupérables à relativiser

Les travaux ayant jusque-là mené à dépenser 300 millions d’euros, l’exécutif est confronté à une problématique de coûts irrécupérables qui l’incite à persister dans l’impasse néo-artificialiste. Mais cette perte n’est rien comparée à la menace de déstabilisation russe, dont les conséquences seraient de portée stratégique. Et par ailleurs, la situation actuelle résulte d’opérations d’influence reposant sur un discours incompatible avec les faits ou l’observation directe, ce qui mène à cette ironie que les opérations de manipulation russes peuvent exploiter les divergences résultant de ces opérations d’influence. Une mise en abyme permettrait de pousser ce principe d’exploitation un cran plus loin, mais il n’est pas certain qu’il soit judicieux d’en débattre publiquement.        

Quoi qu’il en soit, une première erreur a été de persister à négliger les opérations informationnelles russes en Afrique, ce qui a causé la fin de la présence militaire française sur le continent, et une seconde erreur serait de croire que les opérateurs économiques, comme les distributeurs de carburant ou les câblo-opérateurs, n’y seront pas ciblés. Aujourd’hui, une troisième erreur serait de supposer que ces opérations russes n’exploiteront pas, entre autres, les divergences liées à la crise de l’A69 et à la montée des négationnismes climatiques pour diviser la société française, miner ses efforts de réarmement et, partant, affaiblir l’Europe.

Enfin, il peut être utile de réaliser que l’exploitation des mobilisations et des divergences françaises par la Russie ou l’Iran avait déjà commencé en 2003, soit bien avant que l’activité des trolls pétersbourgeois d’Evgueni Prigojine ne soit décelée. Mais rares sont ceux qui l’avaient remarqué.

Pascal Cohet, merci pour cette analyse

Pascal Cohet est le concepteur des Cindyniques Relativisées, qui permettent une approche transversale, transdisciplinaire, trans-sectorielle, trans-culturelle, trans-domaines des situations complexes, où les problématiques de risque, conflit et développement sont intriquées.
Sa démarche s’appuie sur une diversité de domaines parcourus: architecture réseaux, neurosciences, société de l’information, relations institutionnelles et influence législative. Il considère les réalités opérationnelles comme incontournables lors des démarches de conceptualisation, et l’extension des concepts et modélisations cindyniques qu’il propose repose notamment sur son expérience de l’Afrique de l’Ouest et de la lutte informationnelle.

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