Enjeux majeurs

Intelligence économique et développement durable : fusion ou confusion ? Christian Marcon. HAL Open Science


Jacqueline Sala
Dimanche 29 Septembre 2024


La relation entre l'intelligence économique et le développement durable est difficile à réaliser. Une relation asymétrique puisqu'il semblerait que l'intelligence économique ne se soucie pas du développement durable, mais que les acteurs du développement durable savent utiliser la méthodologie de l'intelligence économique.



Revue des Sciences Commerciales / Business Sciences Review, 2024, 22 (2), pp.17. hal-04611267
Christian Marcon - Université de Poitiers, Laboratoire CEREGE (UR 13546)

Une évolution des attentes sociétales et politiques en matière de développement durable est nécessaire pour que l'intelligence économique s'aligne sur ces objectifs.

Contexte :  Dans un article publié par la Revue internationale d’Intelligence Économique (Marcon & Schäfer, 2017), les auteurs proposaient un essai de prospective sur les évolutions possibles du rapport entre l’intelligence économique et le développement durable. Un nouvel article, que nous résumons ici pour vous inviter à le télécharger et le lire - voir bas de page - a été publié par Christian Marcon dans la  Revue des Sciences Commerciales / Business Sciences Review, 2024. Que pouvons-nous en retenir ?
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L'immobilité suscite des interrogations.

En France, bien que l'on parle de mettre en place une planification écologique prochainement et des actions locales pour le développement durable, l'adoption de ces pratiques se fait encore très lentement. La popularité du développement durable diminue en faveur de l'urgence climatique, nécessitant des transitions rapides et une remise en question de nos habitudes de consommation.

Il semble que dans notre pays, l'intelligence économique soit en stagnation, à tel point qu'une mission d'information a été lancée au Sénat pour améliorer son organisation et sensibiliser les acteurs économiques. Il est noté que la sensibilisation et la formation des fonctionnaires, des sociétés et des syndicats sont cruciales pour défendre les entreprises françaises contre les acquisitions hostiles.

L'immobilité suscite des interrogations.
L'articulation entre intelligence économique et développement durable doit être approfondie. Examinons ce lien selon trois perspectives distinctes. Nous soutenons que l'intelligence économique est une arme potentiellement utilisée par les défenseurs du développement durable. Finalement, les exigences sociétales et politiques en matière de développement durable pourraient influencer les acteurs de l'intelligence économique, même à leur insu.

L'intelligence économique est vue comme un outil de combat dans la guerre économique qui ne tient pas compte du développement durable.

L'intelligence économique vise à faciliter la prise de décisions plus efficaces en examinant les stratégies des concurrents, en anticipant les tendances du marché ou en préservant les brevets et les données. Cette méthode met l'accent sur l'efficacité et la rentabilité des investissements, que ce soit pour les entreprises , les territoires ou les gouvernements.

Elle a pour objectif d'aider à améliorer la compétitivité des entreprises nationales, à protéger les ressources et à maintenir les activités stratégiques du pays. Les lois d'extraterritorialité et les règles de conformité sont des illustrations de cette perspective orientée vers le commerce. Souvent, la question de l'environnement n'est considérée que dans le contexte de l'intelligence territoriale.

Les grandes entreprises, on le sait,  sont les principales praticiennes de l'intelligence économique. La cartographie des secteurs de l'intelligence économique inclut huit domaines principaux, sans en aborder un seul lié au développement durable.
En raison de leur grand nombre et de leur variété, seules les grandes entreprises semblent tenir compte de ces domaines.
Quelles sont les grandes entreprises qui favorisent réellement le développement durable ou modifient concrètement leurs pratiques en ce sens ?

L'intelligence économique est mise en œuvre en fonction des priorités stratégiques des entreprises, et tant que le développement durable n'est pas une priorité stratégique, l'intelligence économique ne sera pas utilisée pour soutenir cette cause.

La performance extra-financière, une contrainte réglementaire en Europe depuis 2014, pousse les grandes entreprises à publier une déclaration de performance intégrée à leur rapport de gestion. Cette obligation vise à informer sur les impacts sociaux, environnementaux et sociétaux des activités des entreprises, ainsi que sur leur gouvernance.

Les Etats généraux de la comptabilité extra-financière de 2021 ont marqué une étape importante dans cette évolution.
En 2022, une nouvelle classification des activités selon leur durabilité a été mise en place, avec des évolutions prévues pour 2024. Les entreprises disposent d'outils et de cadres réglementaires pour orienter leurs pratiques, avec une augmentation de la mise en place d'instances RSE dans les grandes entreprises.


Les contraintes imposées aux entreprises françaises en matière de performance extra-financière ne semblent pas les inciter à transformer leurs pratiques d'intelligence économique. En effet, le niveau de performance extra-financière d'une entreprise peut être utilisé par des ONG ou des concurrents pour porter atteinte à sa réputation, notamment à travers les réseaux sociaux.
Même l'adhésion à des normes telles que l'ISO14000 ne garantit pas une véritable évaluation de la performance environnementale de l'entreprise, selon Yonnel Poivre Le Lohé. La contrainte de performance extra-financière semble renforcer la compétition entre les entreprises, plutôt que de les pousser à adopter des pratiques d'intelligence économique en faveur du développement durable.

 

Questions d'influence. les ONG mettent en œuvre des stratégies d'intelligence économique complètes, incluant lobbying, veille, investigation, influence médiatique et déstabilisation d'entreprises.

L'Union Européenne est au cœur des stratégies d'intelligence économique, influençant la concurrence, la consommation et les pratiques productives. Le 8e Programme d'action pour l'environnement fixe la neutralité carbone à 2050 en Europe, avec un objectif de cessation de production des véhicules à moteur thermique d'ici à 2035.

Les États membres doivent transposer ces décisions dans leur législation. Bruxelles est un centre de lobbying où les acteurs économiques tentent de façonner les décisions à leur avantage, mais les ONG ont également un rôle important. Elles représentent une part significative des organisations enregistrées comme représentant d'intérêts au Parlement et à la Commission Européenne.

Les organisations non gouvernementales (ONG) ne se limitent pas aux stratégies de lobbying.
Elles maîtrisent également la veille sur les pratiques des entreprises, la recherche d'investigation et l'influence sur les médias et les populations. Des exemples incluent Greenpeace qui publie des dossiers sur l'influence des entreprises, Disclose qui mène des enquêtes impactantes, et Public Eye qui garantit des relations équitables.
Les organisations pro-développement durable, telles que Global Footprint Network, savent capter l'attention des médias avec des opérations comme le "Jour du dépassement de la Terre". Elles peuvent également déstabiliser les entreprises, comme mentionné par l'Observatoire de l'Intelligence Économique Français.

L'intelligence économique peut aussi être utilisée par les organisations qui soutiennent des pratiques durables.

Les entreprises mettent de plus en plus l'accent sur le développement durable comme la récente popularité des SCOP, les entreprises à mission créées par la loi Pacte, la Convention des Entreprises pour le Climat et le programme de l'Office Français de la Biodiversité.
Ces actions ont pour but de favoriser une économie circulaire et des pratiques qui respectent l'environnement. Même si certaines actions peuvent avoir des effets positifs, il est encore nécessaire d'évaluer concrètement l'impact de ces engagements. Les sociétés engagées dans ces initiatives peuvent aussi recourir à l'intelligence économique afin de renforcer leur soutien au développement durable, suivant une démarche éthique.

 

Sensibilisation croissante au changement climatique et Développement durable

Les engagements des pays envers le développement durable sont influencés par les Conférences des Parties (COP).
Les COP témoignent d'une prise de conscience grandissante de la complexité géostratégique du développement durable.
Cependant, la concurrence économique demeure intense entre les sociétés, exacerbée par des mesures protectionnistes.
En Europe, on considère que la jeunesse exerce une pression importante pour conduire le changement vers le développement durable. Les recherches récentes indiquent que les jeunes se préoccupent du changement climatique et ont le pouvoir d'influencer les entreprises grâce à leur activisme sur les réseaux sociaux.

Nous sommes de plus en plus nombreux a prendre en considération l'impact écologique de nos achats, ce qui influence les marques, leur réputation. D'après u
ne étude BGC-Grandes Écoles (2019) menée en France, les étudiants et diplômés montrent un fort attrait pour le domaine de l'environnement, mettant en avant l'importance pour eux d'exercer un métier en cohérence avec leurs convictions. Plus de la moitié des personnes interrogées considèrent l'utilité sociale de l'employeur comme un critère de choix important. La sensibilisation croissante à l'égard du changement climatique peut inciter à soutenir le développement durable, ce qui pourrait également avoir un impact significatif sur la perception de l'intelligence économique.

Seule une évolution des ambitions des acteurs économiques et nationaux pourrait permettre la fusion des pratiques d'intelligence économique et territoriale avec le développement durable

Les pratiques de l'intelligence économique et du développement durable n'ont pas encore fusionné. La nature ontologique des deux domaines est différente, avec le développement durable nécessitant une transformation collective pour assurer la survie de l'humanité, tandis que l'intelligence économique est axée sur des pratiques opérationnelles pour atteindre des objectifs économiques et nationaux.
Il revient aux acteurs de l'intelligence économique de faire évoluer ces ambitions dans cette direction, mais il n'est pas certain qu'ils en aient l'intention. Ainsi, la perspective d'une convergence durable semble lointaine.

Téléchargez l'étude : Intelligence économique et développement durable : fusion ou confusion ?


A propos de Christian Marcon

Christian Marcon, professeur en Sciences de l'Information et de la Communication à l'IAE de Poitiers, est responsable du master 2 Intelligence économique. Ses recherches portent sur les stratégies d'acteurs en réseau, notamment dans le domaine de l'intelligence économique. Il a publié plusieurs ouvrages et dirige la Revue Internationale d’Intelligence Économique. Membre du GRICODD, il est élu suppléant au Conseil National des Universités et représente les chercheurs de son laboratoire dans plusieurs instances académiques.

A Noter

L'IA générative représente un danger réel pour l'environnement. Les déclarations sur ce sujet de la part de nombreux acteurs de l'Intelligence artificielle sont trompeuses. Les coûts énergétiques seraient sous-estimés de 600 % pour les centres de données d’IA.