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Interview de Denis Berthault (gf2i) : La donnée, un enjeu stratégique pour la France ?


David Commarmond
Mardi 21 Janvier 2025


Dans l'interview qui suit, Denis Berthault nous éclairera davantage sur sa vision du marché de la donnée et les enjeux stratégiques pour la France.



DC : Denis Berthault, Pouvez présenter le gf2i et vous présenter ?

Interview de Denis Berthault (gf2i) : La donnée, un enjeu stratégique pour la France ?
DB : Le Groupement Français de l'Industrie de l'Information (gf2i) est une association loi de 1901 fondée en 1979 afin de rassembler l’écosystème des producteurs de données publiques (INSEE, INPI, IGN, Journaux officiels..) et leurs principaux clients privés pour  créer une dynamique d’amélioration des données et des services associés à leur diffusion. Fort logiquement, le gf2i s’est très tôt penché sur les enjeux juridiques, techniques, économiques et politiques liés à l'information numérique professionnelle et la diffusion des contenus et des données. Cela lui permet d’avoir une expertise sur les enjeux de demain et ceux liés à l’arrivée de l’intelligence artificielle. Aujourd’hui, le gf2i réuni et attire les administrations et les entreprises qui souhaitent se lancer dans le « bain » de la donnée professionnelle.
 
Pour me présenter :
Juriste de formation, je suis Directeur du développement des contenus en ligne chez l’éditeur juridique LexisNexis et vice-président du gf2i, après en avoir été Président de 2018 à 2024. Je suis très familier du domaine de l'information et des données puisque, dans une vie antérieure, j’ai participé à la concession de service public des banques de données juridiques et ai dirigé le projet Legifrance. C’est donc très naturellement que je me suis investi dans les activités du gf2i en animant depuis une vingtaine d’années l’atelier dédié à l’ouverture des données. Je suis également à l’origine du «Data Business Day », je co-dirige avec Fabrice Mattatia le « Code du numérique » qui en est à sa cinquième édition et je donne des cours à l’EGE consacrés à la stratégie des données dans la guerre du numérique.



DC : En quoi la donnée est-elle un enjeu stratégique pour la France ?

DB : La donnée est le "pétrole du 21ème siècle" pour l’intelligence artificielle et voit son potentiel stratégique s’accroître chaque jour. Tant pour la France que l’Europe, elle est cruciale pour la souveraineté nationale, car une diffusion incontrôlée expose le pays à des risques d'exploitation – directe ou indirecte - par des puissances étrangères malveillantes. Sur le plan économique, on a trop occulté le coût de production et de diffusion des données. Alors qu’une donnée de qualité (à jour, exhaustive, complète, structurée, contrôlée) est essentielle pour alimenter les systèmes d'intelligence artificielle (SIA), il est temps de repenser la production de données en termes de pérennité et de qualité, tant dans l’intérêt des producteurs publics ou privés des données, que des réutilisateurs. Ce qui passera par la monétisation des données. Même de certaines données publiques.
 
Bref, la création d'un marché dynamique de la donnée est vital pour la France, mais nécessite une collaboration entre acteurs publics et privés, des plateformes d'échange performantes, mais surtout de la confiance…et des lieux de rencontre.

DC : Le Data Business Day est-il la première étape de cette construction ?

DB : Exactement. Depuis 4 ans, le Data Business Day vise à mettre en relation ceux qui produisent des données et ceux qui sont susceptibles de les réutiliser pour des application IA ou autres. La première édition s’est tenue en 2020 et était consacrée aux données de la ville intelligente (smart city), la seconde concernait les données de la responsabilité sociale et environnementale des entreprises (RSE) en 2021, la troisième les données de l’information juridique et légale et, enfin, la quatrième aux données agricoles. C’est donc avec une grande logique que nous tenons le 21 janvier une nouvelle édition dédiée aux enjeux, opportunités et défis que pose l'essor de l'IA générative sur le marché de donnée.


DC : L'Europe encourage la création de plateformes d'échange de données. Où en est la France sur ce sujet ?

DB : Nous n'en sommes qu'aux balbutiements. Nous avons des déjà des plateformes d'échange viables à l'échelle nationale, mais encore trop isolées. Le Data Business Day de la semaine prochaine permettra de dresser un état des lieux sans concession. Il y a des plateformes qui fonctionnent bien techniquement, mais elles peinent encore à trouver leur marché. Mais il faut être confiant dans l’avenir : L'initiative Data4Industry-X est un bon exemple de projet majeur visant à promouvoir des échanges de données sécurisés et ouverts dans les secteurs clés de l'industrie (Schneider Electric, Valeo, CEA… Elle s’appuie sur des Standards : Manufacturing-X (Gaia-X) pour garantir des échanges de données conformes et souverains.
 

DC : Beaucoup d'entreprises ignorent encore la valeur stratégique de leurs données. Comment les sensibiliser ?

DB : La prise de conscience est en marche. Les entreprises comprennent progressivement que leurs données sont un capital à part entière, un "capital numérique" à exploiter, à protéger et à valoriser. Il suffit, pour ‘en convaincre de lire les 15 recommandations contenues dans le rapport «économie et gouvernance de la donnée» publié en 2021 par le Conseil économique et social. D’autre part, les entreprises data driven commencent aussi à émerger. On pense au géant de l’hôtellerie, Accor, qui devient une entreprise pilotée par la donnée en créant une Data factory et une Digital factory et qui met en œuvre une nouvelle organisation avec, entre autres, la création d’un poste de « Chief Digital Officer » membre du Comex.

DC : Doit-on donc redéfinir la politique d’Open Data mise en œuvre par la France ?

DB : C'est le point crucial. Il faut distinguer deux types de données : celles qui relèvent de la transparence démocratique et doivent rester ouvertes à tous et celles qui doivent au vu de l’importance stratégique ou économique de leur contenu, faire l’objet d’un encadrement et d’un contrôle spécifique. Ce qui suppose de revoir la politique de diffusion en imposant des CGU contraignant à plus de transparence les réutilisateurs et l’usage qu’ils comptent faire des données. Ces usages devant eux-mêmes faire l’objet de contrôles réguliers. Bref, il serait judicieux que la France revoie sa politique d'ouverture des données en open data par défaut.


DC : Le Sommet de l’IA qui se déroule en Février 2025 est donc une opportunité

DB : Oui c’est une occasion de mettre en lumière ces questions, de continuer à opérer cette prise de conscience et de faire rayonner le gf2i. Les Data Business Days font partie des événements labellisés par le , ce qui constitue un signe encourageant pour l’avenir.
 
Nous vous disons donc au 21 Janvier à Cap Digital.

Résumé :

Denis Berthault, fervent défenseur de la donnée et figure emblématique du gf2i, perçoit le marché de la donnée comme une opportunité stratégique pour la France. Il le qualifie d'embryonnaire", encore en phase de développement, mais néanmoins crucial pour l'essor de l'intelligence artificielle (européenne).
 
Denis Berthault fait un terrible constat, la politique française d'open data menée depuis 15 ans, a été trop libérale, et menée sans discernement, aveuglée par une idéologie qui au final s’est révélée préjudiciable à la souveraineté nationale. La diffusion massive et gratuite de données parfois même sensibles, a selon lui appauvri les organismes producteurs et exposé le pays à des risques d'exploitations malveillantes.
 
Il appelle à un changement radical d'approche, en distinguant clairement les données relevant de la transparence démocratique, qui doivent rester accessibles à tous, des données à forte valeur économique ou stratégique. Ces dernières, véritables "pétrole du 21ème siècle" pour l’intelligence artificielle, doivent être protégées, valorisées, et diffusées en prenant en compte la réalité du nouveau monde numérique, lequel devient de plus plus instable et de moins en moins bienveillant.
 
La création d'un véritable marché de la donnée, avec des plateformes d'échange performantes et une meilleure sensibilisation des entreprises à la valeur de leurs données, est pour lui une priorité absolue.