Question de Droit

L’affaire Telegram en questions. Tribune libre par Olivier de Maison Rouge


Jacqueline Sala
Mardi 3 Septembre 2024


Il fut un temps, pas si lointain, où Internet était présenté comme une « autoroute de l’information ». le Web était à l’origine un espace de grandes libertés numériques, constituant une vaste planète-médias, faite d’opinions, d’expressions et autres vecteurs informationnels, parfois alternatifs. La cybercensure ne doit pas conduire à une forme d’expression illibérale.



Par Olivier de MAISON ROUGE - Avocat associé (Lex Squared) – Docteur en droit

De la cyberliberté à la cyberdissidence

Jamais sans doute l’article 11 de la DDHC ne fut autant consacré : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi ».
 
Mais la dure loi de la réalité, à l’avènement du Web 3.0 ++ et autres caisses de résonnances qui s’en suivirent (réseaux sociaux, blogs, etc), devait revenir au galop. L’internaute n’était plus seulement « récepteur », il était également acteur, voire « émetteur » d’informations. Ce faisant, l’information officielle était diluée, voire dévoyée par les cybercitoyens. Les accusations de complotisme fusaient. Alors, « mettre fin à la cyberdissidence » et plus largement aux divergences d’opinion fut le mot d’ordre.
 
La cyberliberté devait céder le pas devant la cybersécurité institutionnelle (à ne pas confondre avec la cyber-sûreté qui régit la sécurité des systèmes d’information) et Big Brother devait réaffirmer sa toute puissance : Reconnaissance faciale à Hong-Kong, Cloud act US (2018), justice prédictive, loi russe sur la « cybersécurité », loi sur la désinformation dite « fake news », projet de loi Avia, autant d’entorses aux libertés numériques qui avaient un peu trop été embrassées.
 
Cela dans le cadre d’une nouvelle guerre froide technologique entre GAFAM d’une part et BATX d’autre part.

État du droit

A l’instar du darkweb, souvent décrié à juste titre, Telegram se veut une messagerie de communications électroniques chiffrées, donc non susceptibles d’être interceptées en clair, permettant notamment de s’affranchir de la surveillance du net à la différence des Whatsapp, Messenger, Signal et autres Olvis qui coopèrent dorénavant avec les autorités.
 
Son fondateur Pavel Durov, libertarien revendiqué, et son frère qui en est le véritable instigateur, tous deux d’origine russe, ont voulu délibérément créer un espace de dialogue et d’échange d’essence libérale chimiquement pure.
Ceci néanmoins avec les dérives que cela peut générer : insultes, post vérité et fake news, diffamation, etc. outre les crimes et délits générés à travers ces échanges.
 C’est ce qui semble avoir animé les autorités françaises, indépendamment d’actes présumés de violence sur mineur que nous écarterons des débats. En l’état du dossier, Telegram avait fait l’objet de mise en demeure en l’absence de modération de propos postés sur Telegram.
 
Et dernièrement on apprenait que Pavel Dourov était inscrit au Ficher des personnes recherchées (FPR) de même qu’il faisait l’objet d’un mandat de recherche.
 

Soyons précis. Le Droit Européen et le Droit Français.

Au cas présent, contrairement à ce qui a été affirmé à tort, ce n’est pas le Digital service Act (DSA) européen qui a été mobilisé, lequel ne comprend pas de volet pénal. Rappelons toutefois que le DSA prévoit, en cas d'infraction grave ayant pour conséquences la mise en danger de la sécurité des citoyens européens, une amende allant jusqu'à 6 % de leur chiffre d'affaires. Dans les cas les plus graves, ils peuvent même être interdits d'opérer sur le marché européen.
En revanche, dans la loi française, il existe en particulier deux obligations de restriction, de mise à disposition des clés de déchiffrement et de coopération des plates-formes en matière d’expression.
 
Article 29 de la loi n°2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique :
 
On entend par moyen de cryptologie tout matériel ou logiciel conçu ou modifié pour transformer des données, qu'il s'agisse d'informations ou de signaux, à l'aide de conventions secrètes ou pour réaliser l'opération inverse avec ou sans convention secrète. Ces moyens de cryptologie ont principalement pour objet de garantir la sécurité du stockage ou de la transmission de données, en permettant d'assurer leur confidentialité, leur authentification ou le contrôle de leur intégrité.
On entend par prestation de cryptologie toute opération visant à la mise en oeuvre, pour le compte d'autrui, de moyens de cryptologie.

Et conjointement l’article 30 de la même loi :

I. - L'utilisation des moyens de cryptologie est libre.
II. - La fourniture, le transfert depuis ou vers un Etat membre de la Communauté européenne, l'importation et l'exportation des moyens de cryptologie assurant exclusivement des fonctions d'authentification ou de contrôle d'intégrité sont libres.
III. - La fourniture, le transfert depuis un Etat membre de la Communauté européenne ou l'importation d'un moyen de cryptologie n'assurant pas exclusivement des fonctions d'authentification ou de contrôle d'intégrité sont soumis à une déclaration préalable auprès du Premier ministre, sauf dans les cas prévus au b du présent III. Le fournisseur ou la personne procédant au transfert ou à l'importation tiennent à la disposition du Premier ministre une description des caractéristiques techniques de ce moyen de cryptologie, ainsi que le code source des logiciels utilisés. Un décret en Conseil d'Etat fixe :
a) Les conditions dans lesquelles sont souscrites ces déclarations, les conditions et les délais dans lesquels le Premier ministre peut demander communication des caractéristiques du moyen, ainsi que la nature de ces caractéristiques ;
b) Les catégories de moyens dont les caractéristiques techniques ou les conditions d'utilisation sont telles que, au regard des intérêts de la défense nationale et de la sécurité intérieure ou extérieure de l'Etat, leur fourniture, leur transfert depuis un Etat membre de la Communauté européenne ou leur importation peuvent être dispensés de toute formalité préalable.
IV. - Le transfert vers un Etat membre de la Communauté européenne et l'exportation d'un moyen de cryptologie n'assurant pas exclusivement des fonctions d'authentification ou de contrôle d'intégrité sont soumis à autorisation du Premier ministre, sauf dans les cas prévus au b du présent IV. Un décret en Conseil d'Etat fixe :
a) Les conditions dans lesquelles sont souscrites les demandes d'autorisation ainsi que les délais dans lesquels le Premier ministre statue sur ces demandes ;
b) Les catégories de moyens dont les caractéristiques techniques ou les conditions d'utilisation sont telles que, au regard des intérêts de la défense nationale et de la sécurité intérieure ou extérieure de l'Etat, leur transfert vers un Etat membre de la Communauté européenne ou leur exportation peuvent être soit soumis au régime déclaratif et aux obligations d'information prévus au III, soit dispensés de toute formalité préalable.

Obligation de transparence sur les clés de chiffrement à l’égard des autorités françaises

Ce faisant les opérateurs sont soumis à une obligation de transparence sur les clés de chiffrement à l’égard des autorités françaises au nom de la « confiance numérique », en particulier et de l’ordre public, en général.
 
Toutefois ce texte constitue une obligation civile, qui peut le cas échéant être sanctionnée par voie règlementaire.
Mais au cas présent, le Parquet de Paris a visé un autre texte, issu du Code pénal à savoir l’article 323-3-2 dudit code :
 
I. - Le fait, pour une personne dont l'activité consiste à fournir un service de plateforme en ligne mentionné au 4 du I de l'article 6 de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique qui restreint l'accès à ce service aux personnes utilisant des techniques d'anonymisation des connexions ou qui ne respecte pas les obligations mentionnées au V du même article 6, de permettre sciemment la cession de produits, de contenus ou de services dont la cession, l'offre, l'acquisition ou la détention sont manifestement illicites est puni de cinq d'emprisonnement et de 150 000 euros d'amende.
II. - Est puni des peines prévues au I du présent article le fait de proposer, par l'intermédiaire d'un fournisseur de plateformes en ligne ou au soutien de transactions qu'elles permettent, des prestations d'intermédiation ou de séquestre qui ont pour objet unique ou principal de mettre en œuvre, de dissimuler ou de faciliter les opérations mentionnées au même I.
III. - Les infractions prévues aux I et II sont punies de dix ans d'emprisonnement et de 500 000 euros d'amende lorsqu'elles sont commises en bande organisée.
IV. - La tentative des infractions prévues aux I, II et III est punie des mêmes peines.

C’est donc sur ce fondement juridique en particulier que Pavel Dourov est poursuivi après avoir été arrêté en vertu du mandat de recherche le 24 août à l’aéroport du Bourget, et placé en liberté conditionnelle désormais.
 
Consécutivement, d’autres infractions lui sont également reprochées, en qualité de complice (faute de modération) comme la détention d’image pédopornographiques, le blanchiment de crimes ou délits en bande organisée, transport et détention de drogues, etc. dont l’intentionnalité sera à démontrer.
 
Rappelons qu’il demeure à ce jour présumé innocent que les textes devront être appréciés au cas d’espèce par les juridictions répressives. Il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’une première en la matière.

Géopolitique et guerre technologique

Il n’aura toutefois pas échappé à l’observateur que la Justice française s’est en effet vigoureusement mobilisée dans cette affaire. Précisons par ailleurs que Pavel Dourov s’est vu remettre la nationalité française par le Président de la république, qui assume son choix au nom de l’attractivité de la France (mais aussi émirati).
 
Il ressort que ce n’est pas un juge d’instruction – juge indépendant s’il en est - qui s’est saisi de l’affaire mais du ministère public, le Parquet du Tribunal judiciaire de Paris, donc un procureur qui est susceptible d’agir sur instruction de la Chancellerie (même si les directives individuelles dans dossier sont en principe désormais proscrites).
 
On pourrait se réjouir d’une injonction aussi soudaine que souveraine s’il n’y avait pas cependant un doute eu égard à la conjoncture.
 
Que le dirigeant soit russe (bien que non lié à Poutine) et sur fond de guerre froide technologique, dans un contexte d’affirmation d’un Internet russe souverain et de lutte contre les influences étrangères, nous assistons de toute évidence à une guerre de l’information, désormais placée entre les mains de la Justice. Le procédé ferait ainsi du droit un supplétif d’une autorité guidée par les intérêts supérieurs de la Nation.
 
Mais s’agit-il bien de cela au fond ou d’une guerre commerciale, après la guerre de la 5G menée contre les antennes de Huawei ou des textes américains dernièrement adoptés contre TikTok ? L’un n’excluant pas l’autre pour autant.
 
À ce stade, la mesure interroge davantage qu’elle ne répond aux nombreuses questions sur l’affirmation d’une souveraineté numérique. Sans doute est-ce là cependant un signal fort à l’égard de concurrents technologiques comme à travers le reste du monde désormais.
 
Ainsi, X se voit-il bloqué au Brésil, TikTok provisoirement suspendu en Nouvelle-Caledonie durant les émeutes, le patron de Meta qui a dernièrement avoué que l’Etat américain avait fait pression sur Facebook pendant la crise sanitaire du Covid-19 ; faut-il s’attendre à des restrictions de communication et un durcissement pour la liberté d’expression ? Ce serait une nouvelle forme de cyber anasthasie.
 

La cyber expression en questions.

Depuis l’imprimerie et Gutenberg, au moins, qui propagea à grande échelle les idées humaines, la censure fut la tentation régulière pour le pouvoir – souvent appliquée sans discernement durant les périodes troublées – de limiter la contagion des opinions.
 
Surnommée « Anastasie », représentée sous l’allégorie d’une mégère munie de ciseaux, tronquant les textes des propos « subversifs », celle-ci est l’apanage des pouvoirs, quelle que soit leur nature profonde : régime autoritaire ou démocratie. La version moderne de cette censure d’Etat se retrouve dans la novlangue et la surveillance de masse instituée par Big Brother, si bien entérinée par George Orwell dans son roman d’anticipation 1984.
 
De nos jours, il n’est donc pas incongru de s’interroger sur le rôle et l’étendue de la limitation de la circulation des idées, à l’heure de l’expression électronique via les réseaux sociaux.
 
Dès lors, le cyberespace connaît un nouveau rideau de fer idéologique et des menées liberticides de part et d’autre. Le totalitarisme soft reprend ses droits dans toutes les sphères des activités humaines, y compris numériques désormais.
 
Or, l’encadrement de la liberté d’expression est en effet un art tout en délicatesse, reposant sur une étroite ligne de crête, qui ne doit être mis en œuvre qu’avec « la main qui tremble » selon l’expression consacrée par Montesquieu, apôtre de la théorie de la séparation des pouvoirs.
 
La cybercensure ne doit pas conduire à une forme d’expression illibérale.

Merci Olivier de Maison-Rouge pour cette démonstration et vos éclairages sur les fondements juridiques de cette affaire.

Par Olivier de MAISON ROUGE
Avocat associé (Lex Squared) – Docteur en droit
Enseignant à l’Ecole de guerre économique (EGE) Directeur du MBA Management Stratégique et Intelligence Juridique
Dernier ouvrage publié « Gagner la guerre économique », VA Editions (mars 2022)
A paraître « Les Cyberrisques » LexisNexis.