Cet article fait suite à une note d’interview accordée à l’étudiante Adja Salimata NDIAYE en complément d’analyse dans le cadre de son mémoire pour la validation de son diplôme de master 2 Intelligence économique à l’ILERI. L’article tente d’apporter une grille de lecture sur les enjeux de l’hégémonie technologique des GAFAM, le rôle des dispositifs juridiques européens comme le Digital Market Act (DMA) et Digital Services Act (DSA) dans cet affrontement hybride.
Les GAFAM ont accumulé une énorme puissance financière ces vingt dernières années. La valorisation boursière cumulée de ces entreprises est supérieure au montant du PIB des plus grandes puissances économiques européennes. Selon vous, Quelles sont les répercussions de cette puissance sur les secteurs stratégiques de l’UE ?
C’est une question très intéressante. Il faut partir d’un constat sur deux éléments fondamentaux : premièrement, le basculement du monde physique vers le « tout numérique » constitue une réelle opportunité en termes de marché de captation, d’exploitation et de stockage des données pour des acteurs technologiques essentiellement américains et chinois dans une moindre mesure. Deuxièmement, selon Statista, les capitalisations boursières cumulées des GAFAM évoluent autour de 6800 milliards $ en octobre 2020. Cette puissance financière leur offre une capacité d’investissement en R&D inégalable à celle d’un Etat. D’où l’intérêt d’une réflexion stratégique en conséquence. Pour aller plus loin, il faut analyser trois segments stratégiques que les États ne maîtrisent pas :
Un autre élément devrait entrer en ligne de compte, l’influence et le lobbying effectués par les GAFAM auprès des institutions européennes. Selon l’étude l’ONG Corporate Europe Observatory en août 2021, les dépenses effectuées en matière de lobbying auprès des institutions européennes par Google, Facebook et Microsoft se chiffrent respectivement à 5,8 - 5,5 et 5,3 millions d’euros. Ce qui montre la puissance et l’importance de l’Europe dans la stratégie de ces acteurs. D’autant plus qu’aucun État européen n’a cette puissance financière et cette capacité d’investissement. Par conséquent, l’avance technologique des GAFAM est sans débat. Mais elle invite à un questionnement stratégique : une stratégie offensive, défensive ? Quelles options alternatives ? Une bataille est peut être gagnée mais pas la guerre.
- Les moteurs de recherche : Google concentre à lui seul plus de 90 % des requêtes sur internet dans le monde. Or dans l’Union Européenne (UE) comme dans d’autres pays démocratiques, peu d’acteurs peuvent rivaliser avec lui. Une étude de l’agence Maliboo en janvier 2021 contre que Google domine le marché avec 93,62% (près de 92% des français utilisent le moteur de recherche Google) tandis que Qwant (moteur de recherche franco-allemand) stagne depuis des années autour de 0,77% du marché. De plus, Google, du fait de la puissance de ses algorithmes, a la capacité de contrôler et de hiérarchiser les résultats que l’internaute recherche sans oublier les suggestions automatisées. Cela interroge sur la souveraineté des données, des citoyens et même des institutions.
- Les Réseaux sociaux : Ces nouveaux canaux de communication, d’interactions sociales sont devenus quasiment plus importants que les médias classiques. Il y a certes, plus de démocratisation d’accès à l’information mais en même temps ils entraînent des conséquences dévastatrices telles que les fakes news, la guerre informationnelle (guerre par, pour et contre l’information), les contenus haineux, la déstabilisation, etc... Nous connaissons tous l’affaire de Donald Trump, l’ex-président des Etats-Unis lors des élections présentielles : ses comptes Twitter et Facebook ont été bloqués suite aux messages qu’il diffusait sur les élections présidentielles. L’audition récente de Frances Haugen, spécialiste des classements algorithmiques et ancienne employée de Facebook nous révèle sur les capacités des algorithmes à produire de la désinformation notamment sur Instagram en ciblant les jeunes. C’est une forme d’encerclement cognitif numérique qui nous maintient dans une bulle, nous privant ainsi la liberté d’utiliser d’autres solutions alternatives. En somme on voit bien ce que sont capables ces plateformes systémiques en l’absence de contrôle des contenus.
- Les infrastructures cloud : Aujourd’hui le marché du cloud est dominé par Amazon Web Services qui détient plus de 64% des parts de marché dans le monde. Les dépenses d’investissements d’Amazon et de Google en R&D ont atteint respectivement 22,6 milliards $ et 16,2 milliards $ en 2020. C’est un indicateur qui devrait interpeller les décideurs et autres acteurs économiques pour une raison principale à savoir la souveraineté des données commence par avoir sa propre infrastructure technologique dédiée à leurs de stockage. De plus, la guerre des données va davantage s’intensifier dans les prochaines décennies car toutes les technologies d’avenir en particulier l’intelligence artificielle, la 5G, l’IoT, la robotique, les jumeaux numériques, etc… se nourrissent de données.
Un autre élément devrait entrer en ligne de compte, l’influence et le lobbying effectués par les GAFAM auprès des institutions européennes. Selon l’étude l’ONG Corporate Europe Observatory en août 2021, les dépenses effectuées en matière de lobbying auprès des institutions européennes par Google, Facebook et Microsoft se chiffrent respectivement à 5,8 - 5,5 et 5,3 millions d’euros. Ce qui montre la puissance et l’importance de l’Europe dans la stratégie de ces acteurs. D’autant plus qu’aucun État européen n’a cette puissance financière et cette capacité d’investissement. Par conséquent, l’avance technologique des GAFAM est sans débat. Mais elle invite à un questionnement stratégique : une stratégie offensive, défensive ? Quelles options alternatives ? Une bataille est peut être gagnée mais pas la guerre.
Pourquoi est-il impératif de mettre en place des réglementations numériques plus contraignantes au sein de l’espace numérique européen ?
Un des instruments entre les mains des États est la réglementation pour espérer une forme de « rééquilibrage stratégique » des pouvoirs ou de reconquête de souveraineté numérique qui échappe la puissance publique. La commission européenne fait de grands progrès dans ce sens avec à la tête Thierry Breton, commissaire Intérieur du marché européen. L’apport stratégique de ces dispositifs réglementaires est capital pour l’Europe dans la mesure où même si la bataille sur la fourniture des infrastructures technologiques est perdue d’avance, elle a une marge de manœuvre à travers les lois et les normes pour éviter que l’Europe perde totalement sa place dans cette compétition géo-numérique.
L’Union européenne cherche à réguler ces entreprises à travers le DMA et le DSA. Cette démarche a-t-elle une chance d’aboutir ? Pensez-vous que seule la mise en place de mesures réglementaires pourra freiner les positions dominantes des GAFAM par rapport aux acteurs européens du numérique ?
À mon humble avis, ces instruments juridiques (Digital Market Act et Digital Services Act, le RGPD) sont aujourd’hui des mesures juridiques concrètes qui renforcent le pouvoir des États européens et protègent les consommateurs en principe. Le DSA (Digital Services Act) apporte de la sécurité aux citoyens et aux entreprises européennes. Pour les clients consommateurs, par exemple le DSA vise à contrôler les contenus publiés dans les plateformes systémiques, l’expérience faite sur eux, d’exiger des explications claires et justifiées sur les contenus retirés. Pour les États, il renforce leur souveraineté par sa transposition et application à l’échelle nationale. La transparence est fondamentale sous peine de sanctions sévères. Quant au DMA (Digital Market Act), c’est un projet de règlement européen (donc d’application directe par les États) dont le but est de produire un cadre harmonisé pour réguler de façon ex ante les plateformes numériques au sein de l’espace européen. Ce projet cible plutôt le comportement anticoncurrentiel des plateformes systémiques. C’est une manière de protéger les entreprises européennes. En revanche, n’étant pas juriste de formation, je laisse les spécialistes en droit européen apporter un complément d’analyse en termes de portée et d’efficacité de ces projets.
En réponse à la deuxième partie de la question, non je crois qu’il y a deux éléments essentiels à avoir en tête : c’est d’une part la mise en place de ces réglementations (c’est en cours) et d’autre, c’est d’investir sur des technologies d’avenir comme le quantique, l’intelligence artificielle, le cloud européen. Par exemple le projet GAIA-X est une bonne initiative. L’expérience de coopération privée d’Airbus est un excellent exemple que les États devraient davantage promouvoir sur d’autres secteurs. Parce qu’en en général lorsqu’on raison en coopération politique (menée par les décideurs), il est très difficile de conclure un accord puisque les dirigeants des États n’ont pas forcément les mêmes intérêts, ni les mêmes calendriers électoraux. C’est l’exemple de l’échec du projet de taxe GAFA en Europe. D’où l’intérêt de pousser une approche privée en procédant par critère de maturité technologique des États. Par exemple, des entreprises bien identifiées en France et Allemagne, en Estonie peuvent proposer un projet et progressivement d’autres pourront se positionner sur des segments du projet. Cela permet à chacune d’apporter son expertise pointue sur un verrou technologique bien précis. C’est une des pistes que j’avais émises dans ma thèse professionnelle parue en décembre 2019 dans la revue veillemag. En somme il faut mettre en avant les coopérations relevées du privé d’abord et ensuite les politiques joueront le rôle de facilitateurs, d’encadreurs, en plus de la production de réglementations.
En réponse à la deuxième partie de la question, non je crois qu’il y a deux éléments essentiels à avoir en tête : c’est d’une part la mise en place de ces réglementations (c’est en cours) et d’autre, c’est d’investir sur des technologies d’avenir comme le quantique, l’intelligence artificielle, le cloud européen. Par exemple le projet GAIA-X est une bonne initiative. L’expérience de coopération privée d’Airbus est un excellent exemple que les États devraient davantage promouvoir sur d’autres secteurs. Parce qu’en en général lorsqu’on raison en coopération politique (menée par les décideurs), il est très difficile de conclure un accord puisque les dirigeants des États n’ont pas forcément les mêmes intérêts, ni les mêmes calendriers électoraux. C’est l’exemple de l’échec du projet de taxe GAFA en Europe. D’où l’intérêt de pousser une approche privée en procédant par critère de maturité technologique des États. Par exemple, des entreprises bien identifiées en France et Allemagne, en Estonie peuvent proposer un projet et progressivement d’autres pourront se positionner sur des segments du projet. Cela permet à chacune d’apporter son expertise pointue sur un verrou technologique bien précis. C’est une des pistes que j’avais émises dans ma thèse professionnelle parue en décembre 2019 dans la revue veillemag. En somme il faut mettre en avant les coopérations relevées du privé d’abord et ensuite les politiques joueront le rôle de facilitateurs, d’encadreurs, en plus de la production de réglementations.
Dans quelle mesure les politiques publiques d’intelligence économique peuvent être pertinentes dans le cadre de la contre influence des GAFAM ?
Je pense que c’est déjà ce que fait l’UE et la Commission européenne. La mise en place une série d’instruments réglementaires concourent fortement dans le cadre d’une politique supranationale d’Intelligence Économique (IE) en ce sens qu’ils s’inscrivent dans le volet sécurité économique en IE. C’est une grande avancée dans la prise de conscience au sein des grandes instances de décisions européennes dans un contexte mondial d’affrontements et de compétition stratégique. L’enjeu crucial est de pouvoir faire adhérer tous les États membres à ce projet par le biais de la sensibilisation et de la mobilisation des industriels technologiques. En revanche, il faut noter que des pays comme la France réfléchissent déjà à la mise en place d’une loi sur l’élaboration d’un programme national de formation en intelligence économique qui s’inscrit dans la politique publique française d’IE. Donc d’autres États pourraient s’en inspirer ou faire des partages d’expériences.
Biographie
Boubacar DIALLO est Spécialiste Intelligence Économique (IE). Il est titulaire d’un Mastère Spécialisé (bac+6) Analyse stratégique et Intelligence Economique de l’école d’ingénieurs EISTI. Il est auteur de plusieurs articles sur des questions stratégiques (géopolitique des données, sécurité économique, l’IE comme outil de compétition et d’affrontement stratégique, etc.) et d’une thèse professionnelle « Les GAFAM sont-elles dans une démarche de souveraineté numérique de l’entreprise ? ».