Question de Droit

LA LUTTE CONTRE LES INGÉRENCES ÉTRANGÈRES : LE DECRYPTAGE DE LA LOI. Par Olivier de Maison-Rouge


Jacqueline Sala


La guerre informationnelle bat son plein, accentuée par les réseaux sociaux qui sont autant de caisses de résonnance. Ce faisant, certains états « agresseurs » usent de manipulations des opinions en leur faveur. Ces actions de propagandes empruntent aux ruses de guerre, car l’idée demeure de gagner « la bataille des esprits », voire de préparer des esprits à un éventuel conflit. L’influence politique et médiatique participe largement à ces actions d’ingérence.



Ces influences sont désormais légion en raison d’un contexte géopolitique prégnant, où la France, notamment, est devenue une cible en matière de fake news.


C’est pourquoi, une commission d’enquête parlementaire avait préalablement été constituée pour documenter ces atteintes à la souveraineté nationale.

Les débats ont été vifs, et tout consensus semblait s’éloigner compte tenu des divergences de sensibilités politiques sur la question. In fine, une proposition de loi (PPL) a été adoptée à l’issue d’une procédure accélérée a été adoptée, après un accord trouvé en commission mixte paritaire (CMP).
Elle renforce en conséquence le dispositif d’une création libre et indépendance de la Loi et fait rentrer le vocable d’intelligence économique dans le Code monétaire et financier, comme s’en est félicité le sénateur Jean-Baptiste Lemoyne.
 
Ce sont les deux axes que nous avons retenus
, sachant qu’en outre le texte inclut des dispositions décriées comme le gel des avoirs financiers étrangers (ce qui est une volte-face en matière de courtoisie internationale) mais encore une surveillance algorithmique des réseaux sociaux. Car en effet, la proposition de loi autorise, à titre expérimental jusqu'au 30 juin 2028, les services de renseignement à utiliser la technique algorithmique pour détecter des connexions susceptibles de révéler des ingérences étrangères ou des menaces pour la défense nationale (par exemple des cyberattaques).
C’est ce qui a conduit à une audition des services de renseignement compte tenu de ces outils intrusifs de détection en ligne.

Un constat : les dimensions offensives de l’influence

Au préalable, pour bien comprendre les ressorts de la loi,
il convient de cerner dans quel contexte elle s’inscrit.

 
En réalité, indépendamment des débats parlementaires entre le Président de la commission Jean-Philippe Tanguy (RN) et le rapporteur Sacha Houlié (Rennaissance), le travail avait été largement réalisé en amont, dans le cadre des travaux menés par la Délégation Parlementaire au Renseignement (DPR), dont le thème pour 2023 a porté précisément sur les ingérences étrangères. Le sujet a donc été un élément fort de la fin de cette XVIème législature.
 
Ainsi, selon la délégation parlementaire au renseignement (DPR), dans son rapport de 2023 sur les ingérences étrangères, l’extraterritorialité du droit est particulièrement documentée [*1] . Selon les parlementaires, « c’est un trait caractéristique d’une forme de domination des Etats-Unis qui agissent unilatéralement sur le territoire d’Etats tiers sur le fondement de leurs lois internes ».

En conséquence de quoi, la DPR entérine une forme d’espionnage par le droit.

En outre, elle pointe les cas d’influence politique pesant sur les institutions qui « ne se limitent plus seulement à des atteintes aux intérêts fondamentaux de la Nation, mais s’apparentent de plus en plus à des opérations d’influence et de manipulation de l’information dans le but d’infléchir les prises de position politiques d’un pays. Les moyens mis en œuvre par ces acteurs se sont considérablement développés grâce aux possibilités offertes par l’usage des technologies numériques. »
 
C’est pourquoi, la recommandation n°7 suggérait qu’il soit établi chaque année par le Gouvernement un rapport public sur l’état des menaces pesant sur la sécurité nationale.

[*1] - Rapport de la délégation parlementaire au renseignement, 2023



 

Un contrôle accentué des représentants d’intérêts (lobbyistes)

Le législateur a donc voulu limiter davantage les « infiltrations » dans le processus législatif et entraver les interactions étrangères auprès des parlementaires. Ce faisant, le texte renforce le pouvoir de contrôle sur les représentants d’intérêts (autre nom châtié du « lobbying ») dont le régime est issu de la loi du 9 décembre 2016, dite « Sapin 2 ».
 
Désormais, l’article 18-12-1 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique, fait entrer dans ce périmètre, ceux qui agissent « sous la direction ou le contrôle d’un mandant étranger » (hors UE), les obligeant à se déclarer sous cette qualité dès lors qu’il œuvrent auprès d’un membre du Gouvernement ou d’un cabinet ministériel, d’un parlementaire ou son collaborateur, d’un ancien membre du pouvoir exécutif ou législatif, d’un membre d’une autorité administrative indépendante, etc.
 
Le texte prévoit la mise en place auprès de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) d'un registre numérique des activités d'influence étrangère distinct de celui initialement prévu par la loi Sapin 2.
 
En résumé, il s’agit de mettre à jour toute forme de « corruption intellectuelle ». Ces lobbyistes doivent ainsi s’enregistrer auprès de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (article 18-14 de la loi du 11 octobre 2013).

La création de ce registre s'inspire de la législation en vigueur aux États-Unis (loi sur l’enregistrement des agents étrangers ou FARA pour Foreign Propagandists Registration Act) et au Royaume-Uni (loi sur la sécurité nationale de 2023 instaurant un registre relatif aux influences étrangères, le Foreign Influence Registration Scheme ou FIRS).
 
Les sanctions pénales (article 411-12 et suivants du Code pénal s’agissant de la répression des atteintes aux intérêts fondamentaux de la Nation et crimes contre l’Etat) et pouvoirs de contrôles s’en trouvent également accrus.
 
Le texte entrera en vigueur le 1er juillet 2025.

 

Une politique renforcée du contrôle des investissements étrangers en France

L'acte d'ingérence est défini dans ce cadre dans le code monétaire et financier comme un :
« agissement commis directement ou indirectement à la demande ou pour le compte d’une puissance étrangère et ayant pour objet ou pour effet, par tout moyen, y compris la communication d’informations fausses ou inexactes, de porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation, au fonctionnement ou à l’intégrité de ses infrastructures essentielles ou au fonctionnement régulier de ses institutions démocratiques ».
 A ce titre, s’agissant des autres mesures introduites par la loi, l’article 2 bis du texte, fait entrer le terme « intelligence économique » dans le Code monétaire et financier. C’est donc par une porte étroite que ce vocable intègre le droit positif français.
 
Il faut rappeler que la Sénatrice Marie-Noëlle LIENEMANN et le Sénateur Jean-Baptiste LEMOYNE ont récemment été à l’origine d’une proposition de loi (PPL) portant création d’un programme national d’intelligence économique, enregistrée le 25 mars 2021 à la Présidence du Sénat en ces termes :
« ce que nous considérons comme intelligence juridique [est] une veille juridique sur le droit positif et surtout une veille sur les futures évolutions anticipables, le suivi de signaux faibles en matière juridique pour qu'à la fois les pouvoirs publics et les acteurs économiques puissent davantage participer à l’élaboration de ces mêmes normes et pas seulement les appliquer. Cela est en soi est une dimension importante de la guerre économique. »
Aux termes du nouvel article L. 151-7 du Code monétaire et financier (CMF), le Gouvernement doit communiquer chaque année un rapport portant sur l’action en matière de protection et de promotion des intérêts économiques, industriels et scientifiques de la nation, « notamment des mesures prises en matière de sécurité et d’intelligence économiques ».

Celle-ci s’inscrit désormais dans la politique d’évaluation de la souveraineté économique de la France.

 

La saisine du Conseil constitutionnel et son irrecevabilité

 l’issue de la Commission Mixte Paritaire, le texte a été adopté à l(‘Assemblée Nationale le 3 juin 2024, par 138 voix pour et 10 contre.
Toutefois, avant même que le texte ne soit promulgué, des députés LFI ont entendu soumettre la loi au Conseil constitutionnel par une saisine en date du 25 juin 2024.
 
Toutefois, le recours a été rejeté par la Haute juridiction pour les motifs suivants :
1. Aux termes du deuxième alinéa de l’article 61 de la Constitution : « … les lois peuvent être déférées au Conseil constitutionnel, avant leur promulgation, par le Président de la République, le Premier ministre, le Président de l’Assemblée nationale, le Président du Sénat ou soixante députés ou soixante sénateurs ». La désignation des autorités habilitées à soumettre au Conseil constitutionnel l’examen de la conformité à la Constitution du texte d’une loi adoptée par le Parlement avant sa promulgation interdit cette saisine à toute autre personne.
 
2. Le Président de la République a prononcé la dissolution de l’Assemblée nationale par un décret du 9 juin 2024 qui a pris effet le jour même. Or, les requérants, dont le mandat de député avait pris fin à cette date, ont saisi le Conseil constitutionnel le 10 juin 2024. Par suite, leur saisine est irrecevable.
Dès lors que les mandats des députés avaient pris fin en raison de la dissolution anticipée prononcée le 9 juin 2024, ils n’avaient plus qualité pour saisir le Conseil constitutionnel postérieurement.
 
Le texte doit désormais être promulgué avant d’intégrer le droit positif français et notamment faire entrer le concept d’intelligence économique dans le Code monétaire et financier.

 

Du même auteur


Avec cet ouvrage s’achève un cycle constituant une trilogie sur la guerre économique.

Penser la Guerre économique (2018) était un ouvrage de théorie, analyse géopolitique et bréviaire de maximes en matière stratégique appliquée aux conflits, en particulier hybrides.
Survivre à la guerre économique (2020) était un manuel de résilience, proposant aux acteurs de la sécurité économique une réponse aux ingérences économiques, financières, cyber etc. recensant l’ensemble des techniques opératoires et typologies de déstabilisation du tissu industriel et commercial, associées à leurs modes de prévention et de riposte.
Gagner la guerre économique a davantage pour ambition d’être une réponse programmatique, pour affronter économiquement un monde en bascule, plongé dans l’incertitude stratégique sur fond de déglobalisation.
Ce faisant, après une crise sanitaire majeure - qui fut un extraordinaire accélérateur de métamorphoses déjà à l’œuvre - il convient de procéder à quelques constats pour en tirer les meilleurs enseignements afin de se projeter dans ce « jour d’après ».
C’est l’ambition de ce livre, afin de livrer de nouvelles clés de compréhension, à l’heure où sonne la démondialisation et le retour à l’autonomie stratégique, telle que prononcée par le Président de la République lui-même