Santé

La crise ? Non, la fin !


Eric Seulliet


Il est deux façons de faire de l'argent. La première passe par le complexe travail-énergie-matière et produit de la valeur d'usage et, donc, par voie de conséquence, de la valeur d'échange. Les progrès de la technologie et de la méthodologie ont permis à cette filière de gagner continument des points de productivité depuis cinquante ans, ce qui a permis de répondre à la croissance consommatoire. On parle, là, d'argent réel, de valeur réelle et d'économie réelle.
Et puis, il y a la seconde façon qui s'appuie sur le complexe spéculation-pari-levier et qui crée de la valeur d'échange sans aucune valeur d'usage. Elle s'appuie sur l'économie réelle pour engendrer de l'argent virtuel par des mécanismes artificiels dont la titrisation est le parangon. On parle, ici, d'argent virtuel, de valeur virtuelle et d'économie virtuelle. Par effets de levier successifs, cette économie virtuelle a généré une croissance virtuelle qui a démultiplié la croissance réelle, mais sans rien produire, .
Résultat : l'économie virtuelle pèse aujourd'hui environ quatre fois plus que l'économie réelle dans le bilan économique officiel mondial (la somme des PIB des différents Etats). Avec 1 unité de valeur d'usage, on fait ainsi 5 unités de valeur d'échange.



Ce binôme réel-virtuel n'est pas neuf. Dans l'économie, il y a toujours eu une part spéculative qui veut exploiter les anticipations sur les variations de valeurs, de coûts, de rareté relative, etc … Ce qu'il y a de neuf, c'est la disproportion monstrueuse du poids de l'économie spéculative face à l'économie réelle.

Les explosions successives des "bulles" spéculatives "dot.com", japonaise, "subprime" et, bientôt, "cartes de crédit", ne font que traduire et trahir ce déséquilibre structurel immense. On pleurniche de devoir annoncer une croissance économique mondiale maigrichonne de peut-être un pourcent alors qu'il faudrait annoncer clairement une décroissance globale des PIB de 70% pour ramener la part de l'économie spéculative à un niveau supportable - quelques pourcents de l'économie réelle.
Quand Dominique Strauss-Kahn parle de devoir réglementer les marchés financiers, il ne prêche pas autre chose que l'impérieuse nécessité de briser, une fois pour toutes, les ailes à la finance spéculative mondiale et à la production, à la pelle, de monnaie virtuelle sans aucune valeur réelle.

L'évolution économique réelle n'a fait qu'amplifier le gouffre qui sépare les entreprises productrices de valeur d'usage (matérielle ou, surtout, de plus en plus, immatérielle) et les banques et autres officines de l'argent virtuel. Les banquiers et les financiers ne comprennent plus rien à l'entreprise réelle (donc à l'économie réelle). Pour eux, une entreprise, c'est un lieu de spéculation et rien d'autre. C'est du papier (des actions) et des papiers (des bilans et plans d'affaire). Quant au reste - l'essentiel -, il n'y comprennent rien et n'en ont cure. La finance, par les effets de levier virtuels évoqués plus haut, s'est prise pour la maîtresse de l'économie et à ouvert la porte tout grand à tous les délires, tous plus artificiels et stériles les uns que les autres. Les fusions et acquisitions ne sont plus des moyens de créer des synergies réelles, mais des moyens de survaloriser artificiellement, spéculativement et virtuellement du papier dont les valeurs d'usage sont absentes. Le cas Universal et la fatuité d'un Jean-Marie Messier furent un premier "bel" exemple. Le cas Fortis et la mégalomanie incompétente d'un Maurice Lippens en sont un second. Et qui paie la casse ? Les contribuables.
Les banques tomberont donc. Les unes après les autres. Et les Etats ne pourront plus venir à leur rescousse parce que ces Etats sont en faillite depuis longtemps et ont déjà vidé aujourd'hui les réserves de financement de demain (dont les retraites). Alors ?

La logique financière a été au bout de sa bêtise. Nous ne vivons pas une crise financière, nous vivons la fin de la Finance, la fin des golden boys de Wall Street, de la City ou d'ailleurs, la fin de l'argent-roi, la fin du tout monétisé et du tout monétisable, la fin de la spéculation à grande échelle et de l'argent facile. Retour au réel ! Il n'y a pas d'argent facile. Il n'y a pas beaucoup d'argent sans beaucoup de sueur.
La seule valeur qui soit est la valeur d'usage dont la valeur d'échange doit être l'exact reflet sous peine d'être un leurre pernicieux, un artifice creux, voire du vol pur et simple.
Comme il y a deux argents et deux économies, il y a deux capitalismes dont l'un doit être éradiqué sans pitié. Il y a le capitalisme entrepreneurial qui finance des entreprises réelles dans l'économie réelle et qui engendre de l'argent réel avec de la réelle valeur d'usage. Et il y a le capitalisme spéculatif et financier dont la Bourse est le temple et qui doit disparaître car il n'est pas seulement inutile, on sait à présent qu'il est délétère et mortel.

Que se passera-t-il ? L'économie officielle est condamnée à la décroissance rapide : le dégonflement de toutes les bulles spéculatives est inéluctable et même souhaitable - ce n'en est, aujourd'hui, que le tout début. Cela va faire mal. Les Etats ne pourront pas suivre. Une immense dépression est à nos portes avec son cortège de misères, d'émeutes, de guerres. En gros : lorsque la gangrène a gagné, il faut souffrir et amputer.
Heureusement, à l'échelle mondiale, l'économie officielle (la somme des PIB de tous les Etats) dont une large majorité est purement spéculative, ne représente qu'un sixième environ du total de l'économie réelle. Face à elle il y a l'économie pirate (le travail au noir, les fraudes fiscales et autres, les contrefaçons, les dessous de table, etc …) qui pèse 50.000 milliards de dollars (contre 25.000 milliards de dollars pour l'économie officielle). Il y a aussi l'économie maffieuse (trafics de tout ce qui est illégal et illicite) qui pèse autant que l'économie officielle. Il y a enfin l'économie démonétisée (tout le travail "gratuit", les trocs et bénévolats, les mères au foyer, les services que l'on rend et les échanges de bons procédés) qui, elle aussi, pèse globalement le double de l'économie officielle.

Avec la fin de la spéculation, c'est l'économie officielle, et elle seule, qui s'effondre. Elle ne pèse qu'un sixième, répétons-le, de l'économie mondiale réelle. La sortie de l'impasse et la survie économique de l'humanité passeront donc par les économies pirate et démonétisée. On le sait bien, en cas de crise majeure, comme ce fut le cas sous la botte nazie, le marché noir (qui est une part de l'économie pirate) se développe et prend le pas sur l'économie officielle de rationnement. De plus, comme l'économie maffieuse ne se développe que grâce aux interdits promulgués par les Etats et que ceux-ci s'étiolent, l'économie maffieuse s'étiolera avec eux.
Donc, globalement, à l'échelle mondiale, la chute de l'économie officielle n'est qu'un demi mal. Par contre, dans nos pays où l'Etat, depuis toujours, combat les économies parallèles pour s'arroger le monopole des prélèvements via l'économie officielle, celle-ci pèse beaucoup plus qu'un sixième (probablement de l'ordre de la bonne moitié) et son effondrement induira un marasme indescriptible, le temps de réinventer une économie pirate et démonétisée qui prenne le relais.

Economies pirate et démonétisée, donc ! Là, foin de spéculation : c'est de survie au quotidien qu'il s'agit. Retour à l'essentiel. Retour au réel. La seule issue est la voie de la frugalité. En tout.
L'humanité n'a guère le choix : ou bien elle devient vraiment frugale et assume le principe de réalité, ou bien elle s'enferme dans le principe de plaisir et elle mourra … comme la Bourse et les banques.

Marc Halévy
Prospectiviste - Expert international
marc@noetique.eu - www.noetique.eu