Intelligence des risques

"Lettre ouverte à nos futurs gouvernants". Christophe Rafenberg s'entretient avec Nicolas Moinet

Nicolas MOINET Professeur des universités en Intelligence économique


Jacqueline Sala
Samedi 8 Mars 2025


Nous revenons avec Nicolas Moinet sur la "Lettre ouverte à nos futurs gouvernants" de Christophe Rafenberg. Des questions se posent entre autres : Une refonte de la politique de sécurité économique est-elle réaliste dans le contexte politique actuel, et quels seraient les principaux freins à une telle réforme ? Les réponses sont là. Le débat est ouvert.



Christophe RAFENBERG, vous avez rédigé fin juin, entre les deux tours des législatives, une lettre ouverte à nos futurs gouvernants. Cette lettre, apolitique et trans partisane, proposait une refondation de la gouvernance de notre politique d’IE. Publiée sur le site de l’EPGE (lien vers EPGE), cette lettre a suscité quelques réactions.   Nous revenons sur certains points pour entretenir le débat de cette refondation de l’IE.   

Comment la crise sanitaire et économique a-t-elle influencé les stratégies d'investissement étranger en France, et quelles en sont les conséquences sur la souveraineté économique nationale ?

La crise sanitaire, dont la dynamique s’est étalée sur plusieurs mois, n’a pas été un frein aux appétits des investisseurs : Business as usual…   Durant cette période les dossiers ont continué d’arriver comme d’habitude, peut-être en quantité légèrement supérieure. Je n’ose penser que les cabinets de Fusac étrangers auraient pu s’imaginer que l’administration française, en sommeil durant le Covid, aurait été moins attentive ?  
Bravo, la DGT comme les ministères techniques ont fait leur travail.     

Il faut donc plutôt considérer l’action des investisseurs étrangers sur une période plus conséquente.   Et sur cette durée plus large, il est bien évident que les conséquences sur notre souveraineté sont nombreuses et très certainement néfastes.   Je ne reviendrai pas sur les grands dossiers comme Alstom, Alcatel, la tentative sur STX, la fusion/séparation Technip-FMC, ou encore les dossiers actuels comme Doliprane/Opella ou ATOS, je préfère attirer l’attention des lecteurs sur les nombreuses petites et moyennes structures dont la presse ne fait pas état.
Elles sont parfaitement ciblées par les investisseurs étrangers. On peut même évoquer des petits cabinets conseils français unipersonnels qui ne travaillent qu’à l’identification de ces pépites françaises pour des intérêts étrangers (privés ou étatiques). C’est là que la France devrait être en capacité de réaction, d’abord en identifiant correctement les pépites et en évaluant leurs sensibilités pour notre souveraineté et ensuite en rendant coups pour coups aux investisseurs dont les motivations ne sont pas uniquement capitalistiques.   

Les mécanismes actuels de protection des entreprises françaises face aux acquisitions étrangères sont-ils suffisants ? Quels sont leurs points faibles ? Dans quels axes doit-on travailler à l’amélioration ?

On peut dire que ce qui existe a le mérite d’exister et que c’est déjà une bonne base. J’ai participé à deux évolutions de la réglementation IEF, c’est une évolution notable et il faut le souligner. Mais c’est vrai, on peut faire mieux et je pense que cette législation évoluera encore. Mais en attendant, il faut se réorganiser, à moindre coût ce qui est possible, et c’était le sens de ma lettre ouverte.     

Aujourd’hui, je perçois trois grands items qui sont des faiblesses mais qui ne sont pas irrémédiables. 

En premier lieu, et ce n’est pas la moindre des choses, il faut effacer le logiciel de la stricte performance du capital pour revenir aux fondamentaux de ce qui fait qu’un État est un État. C’est ainsi qu’on peut isoler ce qui est essentiel à son existence, à son fonctionnement et au bien-être de sa population. C’est fondamentalement là que réside notre souveraineté.     

Ensuite, il faut rendre indépendant de tout pouvoir politique le traitement des questions d’IE et des IEF en particulier d’où l’idée d’une loi organique issue d’une modification de la constitution qui enjoindrait l’Etats et les gouvernements de préserver cette souveraineté.   

Le titre premier de la constitution de 1958 s’intitule « De la Souveraineté ». Joli titre, mais il évoque la langue, l’emblème la devise, le mode de scrutin … mais nulle part il n’est fait mention de ce que les institutions et leurs gouvernances doivent faire pour assurer la souveraineté économique, le fonctionnement harmonieux de la société et le bien-être de la population. Seule la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen évoque un peu la souveraineté de la Nation par ce qui la constitue (le peuple dans le texte) et les actions nuisibles envers la société.  

Sans verser dans une exagération patriotique ou exacerber un repli de la société sur elle-même, la souveraineté économique et la défense des intérêts économiques de la Nation est pourtant un pas de deux : le peuple français assure le fonctionnement économique de la nation (il fournit la force de travail et la force de défense, assure l’impôt et la consommation,…) tandis que les institutions devraient défendre les intérêts de ces individus qui constituent la société (i.e. l’Etat devrait préserver le tissu industriel, l’économie, la santé, l’éducation/formation professionnelle, …).     

Enfin, il faut privilégier des recrutements en adéquation avec les enjeux de souveraineté dans les ministères en charge des évaluations de sensibilité ou des aspects technologiques et industriels. C’est difficile de comprendre un dossier lorsque par exemple on ne sait pas à quoi sert une soupape d’un réacteur nucléaire ou qu’on n’a aucune idée des aspects de fabrication de celle-ci.   

Pourquoi la coordination entre les différents services de renseignement et les acteurs économiques est-elle encore défaillante en matière de sécurité économique, et quelles solutions pourraient être envisagées ?

J’ai rencontré des personnes de grandes compétences et de bonne volonté dans les services de renseignement mais ce n’est un secret pour personnes : ils travaillent en silos et ils travaillent peu ou pas du tout pour les petites structures qui passent sous les radars. A leur décharge, il y a aussi des problèmes d’effectifs qui ne permettent pas à l’Etat d’être présent sur les territoires.     

C’est donc de cela que l’idée de refonder notre politique d’IE est venue.   En commençant par la création d’un conseil national de la sécurité économique, un CNR-SE, qui comme la coordination nationale du renseignement et de la lutte contre le terrorisme (CNRLT) actuelle sera présidé par le Président de la République. Ce Lieu d’échanges de la communauté des acteurs de la sécurité économique, pourrait regrouper tous les acteurs de notre économie (dûment habilités) et non seulement les services de renseignement. Il aura la charge de définir les priorités d’actions, d’organiser les échanges vers le tissu industriel, le travail au long court et d’optimiser les appuis à notre industrie qui font cruellement défaut aux PME. Des parlementaires, eux aussi dûment habilités, par exemple des élus de la commission de défense et de la commission économique de l’Assemblée, pourraient auditionner le conseil pour s’assurer de son activité et de la concordance de ses actions avec les intérêts de la Nation.  

Ensuite, il sera nécessaire de renforcer les effectifs qui pour des raisons logiques et impérieuses ont été massivement orientés vers d’autres sujets (lutte antiterrorisme). Les moyens et effectifs sont trop réduits pour lutter efficacement contre l’ingérence économique.

Une refonte de la politique de sécurité économique est-elle réaliste dans le contexte politique actuel, et quels seraient les principaux freins à une telle réforme ?

Le premier frein est le discours standard et superficiel qui concerne les « moyens ».    On pourra invoquer des problèmes de budgets, une réduction des effectifs de la fonction régalienne etc…mais tout cela est d’une courte vue !   

Travailler à notre souveraineté, c’est nous assurer un avenir, un PIB, des emplois, une population qui trouve sa place et un sens à son existence dans la société, qui vit et évolue dans un pays qui fonctionne, capable de subvenir à ces besoins essentiels et vitaux. Car il s’agit bien de cela, du vital, de ce qui permet à une nation d’être.   

Sortons des postures et des discours éculés, admettons nos faiblesses et soyons imaginatifs : nous réorganiser et changer le logiciel de notre politique de nous coûtera pas grand-chose économiquement, mais beaucoup de volonté et d’envie de voir notre pays réussir, ce qui est énorme et introduit le second frein.     

L’autre frein sera celui de dépasser les égos, les castes et les postures politiques. C’est peut-être la tâche la plus difficile. Dire que nous ne sommes pas au niveau n’est pas rédhibitoire. C’est un premier pas qui permet d’écouter les arguments et besoins des autres et de s’asseoir pour réfléchir à ce qui peut être amélioré. Il faut aussi que ces égos conçoivent et acceptent la nécessité d’un travail pour le bien commun et non pour des intérêts restreints.     

Enfin, dans une société qui écoute de moins en moins son interlocuteur en vis-à-vis, organisons des lieux d’échanges et de travail, sous la bienveillance de l’Etat, pour identifier les menaces et problèmes et trouver des solutions pragmatiques. Comme beaucoup d’entre vous, je vais à d’innombrables colloques et forums sur l’IE où l’on croise des personnes sympathiques. Ces réunions font toujours le même constat : on n'est pas bon et ça marche mal, les représentants de l’Etat affirment faire de leur mieux (ce qui est probable) mais il ne ressort pas grand-chose en termes d’actions concrètes.
La preuve ? Nous recevons toujours autant de thésards de pays à risques, nous vendons à l’encan nos pépites, nous perdons des marchés, nous nous faisons piller notre R&D, nous subissons des lois d’extraterritorialité, nous nous imposons des normes écrites par nos concurrents qui nous paralysent, nous appliquons des politiques que nous n’avons pas décidées sans en évaluer les menaces et opportunités, nous laissons faire des organisations qui participent de la guerre économique, nos élites ne se protègent pas et sont hackées et espionnées grossièrement sur le territoire national...    Il est temps d’agir et surtout d’avoir envie de gagner cette bataille.     

C’était le but de ma tribune de juin, d’instiller une réflexion dans un moment clé. On connait la suite de l’actualité politique. Aujourd’hui je me dis qu’il est encore possible de progresser. C’est pour cela qu’en attendant des jours meilleurs, j’ai envie d’entraîner toutes les personnes de bonne volonté qui le souhaiteraient à me contacter pour réfléchir à une gouvernance trans-partisane et apolitique, une gouvernance qui n’utiliserait que les moyens actuels mais dans une dynamique et une volonté qui seraient guidées par la seule volonté de protéger la souveraineté économique de la Nation.   

A propos de Christophe Rafenberg

Christophe Rafenberg, expert en sécurité économique, se distingue par sa polyvalence et son expertise en gestion des crises, protection des chaînes d'approvisionnement et intelligence économique. Titulaire d'un doctorat en sciences et technologie, il a enrichi son parcours avec des formations spécialisées à l'École Militaire et a travaillé dans des secteurs variés comme l'aéronautique et le conseil.

Actif dans le domaine académique, avec plusieurs publications, il a également contribué à des projets internationaux en Afrique, valorisant la recherche et les démarches qualité. Membre fondateur du Cercle K2, il joue un rôle clé dans les réflexions stratégiques et l'innovation.

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