Une alchimie complexe
L’entreprise n’est pas aisée. En effet, les deux premiers traitent d’aspects de la crise dont la maitrise dépend quasi exclusivement du communicant. C’est lui qui s’approprie certaines formules du folklore populaire pour en tirer des enseignements.
Avec d’autres éléments, ces enseignements lui permettent de construire un axe autour duquel les éléments de langage doivent s’articuler. Cette partie du processus reste donc entre ses mains. Mais dès qu’ils sont diffusés, les messages lui échappent même s’ils touchent directement ses audiences, sans intermédiaire.
Pire, la perception qu’en auront les destinataires relève d’une alchimie complexe car l’effet obtenu est souvent imprévu, pour ne pas dire surprenant. Il se trouve pourtant là, le cœur du métier de communicant, bien plus que l’élaboration d’un plan de COM ou la prise de parole devant les médias. Pour éviter ces désagréments, l’étude des mécanismes de perceptions doit se faire au travers de nombreux domaines, allant de la sociologie à l’ethnologie, en passant par la psychologie, la théologie ou la géopolitique.
Résidant à quelques kilomètres de Descartes, en Touraine, une inclination me porte à débuter cette étude par la philosophie. Cela pourrait surprendre, mais l’apport de la philosophie dans la gestion et la communication de crise est remarquable.
Parce qu’elle pousse à remettre en question toutes les évidences, parce que, par bien des aspects, elle privilégie la théorie sans négliger l’expérience. Parce qu’enfin, confronté à une crise qui est souvent la conséquence d’une perception biaisée ou orientée des faits plutôt qu’à leur réalité, le communicant doit savoir prendre les événements avec une certaine « philosophie. »
Avec d’autres éléments, ces enseignements lui permettent de construire un axe autour duquel les éléments de langage doivent s’articuler. Cette partie du processus reste donc entre ses mains. Mais dès qu’ils sont diffusés, les messages lui échappent même s’ils touchent directement ses audiences, sans intermédiaire.
Pire, la perception qu’en auront les destinataires relève d’une alchimie complexe car l’effet obtenu est souvent imprévu, pour ne pas dire surprenant. Il se trouve pourtant là, le cœur du métier de communicant, bien plus que l’élaboration d’un plan de COM ou la prise de parole devant les médias. Pour éviter ces désagréments, l’étude des mécanismes de perceptions doit se faire au travers de nombreux domaines, allant de la sociologie à l’ethnologie, en passant par la psychologie, la théologie ou la géopolitique.
Résidant à quelques kilomètres de Descartes, en Touraine, une inclination me porte à débuter cette étude par la philosophie. Cela pourrait surprendre, mais l’apport de la philosophie dans la gestion et la communication de crise est remarquable.
Parce qu’elle pousse à remettre en question toutes les évidences, parce que, par bien des aspects, elle privilégie la théorie sans négliger l’expérience. Parce qu’enfin, confronté à une crise qui est souvent la conséquence d’une perception biaisée ou orientée des faits plutôt qu’à leur réalité, le communicant doit savoir prendre les événements avec une certaine « philosophie. »
La place du sensible dans la perception des faits : de René Descartes à Jules Lagneau
Toute situation critique génère du sensible parce qu’elle commence inévitablement par solliciter notre perception. Lors de ma formation militaire, un instructeur m’expliquait qu’en entendant un coup de feu, il faut d’abord se coucher et seulement après, estimer la position du tireur adverse et riposter. En faisant l’inverse, affirmait-il, on risque de sérieux ennuis...
Il en est de même pour une personne confrontée à des événements graves et/ou inédits. Elle réagit en adoptant d’abord une posture instinctive avant de se forger une intime conviction qui sous-tendra un positionnement futur réfléchi.
Au niveau d’une entreprise, cette posture initiale s’appuie sur des directives fixées dans le cadre de la prévention. Les fiches réflexes des plans de gestion de crise encadrent, en quelque sorte, la réaction instinctive collective de la cellule de crise.
Loin d’une approche rationnelle des événements, les audiences sont donc influencées d’abord parce qu’elles ressentent, puis parce qu’elles pressentent, ces deux premières étapes débouchant sur une troisième : ce qu’elles consentent.
Or, le rôle de nos sens sur la construction d’une idée a fait l’objet d’un débat philosophique depuis toujours.
Héraclite -*1- a ainsi soutenu qu’étant en perpétuel mouvement, ils ne peuvent nous donner accès à la vérité puisque celle-ci est, par définition, permanente. Mais c’est surtout l’héritage platonicien et sa théorie des formes -*2- qui ont forgé en nous l’idée que seul l’intelligible permet d’avoir accès à la connaissance. Bien sûr, on pourrait objecter qu’en phase de pilotage de crise, l’intuition est présente dans le processus décisionnel. Elle fait même la différence entre une cellule de crise qui applique scrupuleusement les fiches réflexes du plan et celle qui se les approprie, pour en tirer « la substantifique moëlle » chère à François Rabelais.
Finalement, cette intuition collective ne serait-elle le nom philosophiquement correct donné à la plus-value que les sens produisent lors d’un processus décisionnel -*3- ? Dès lors, faut-il les considérer comme un atout ou un handicap ? La querelle philosophique ne s’est jamais arrêtée depuis. Aristote[ -4*- a critiqué la pensée platonicienne en considérant qu’on ne peut pas penser des formes intelligibles séparées du sensible. Et plus tard, Descartes refusera définitivement à nos sens le rôle prédominant attribué par les épicuriens, grâce à l’expérience du doute hyperbolique -*5- .
Mais c’est surtout Kant qui, en étudiant le cas particulier de la sensation esthétique, mettra en lumière une confusion faite entre l’agréable, qui est un jugement esthétique personnel, et le beau qui est universel. En établissant une relation entre faculté sensible et intellectuelle, Kant élèvera le jugement à hauteur d’universalité. Autrement dit, le jugement personnel devient universel. Cette concrétion intellectuelle est au cœur de la communication de crise puisque son objet est précisément de faire de la thèse individuelle soutenue par l’organisation, non plus l’expression d’une subjectivité s’appuyant sur un ressenti personnel mais celle d’une objectivité adossée sur un jugement collectif. L’intime conviction devient alors conviction publique.
On peut cependant objecter que la notion d’élévation désintéressée (« Mon Dieu comme c’est beau ») trouve peu d’applications dans le cadre d’une crise où c’est souvent la laideur qui prédomine. Et, sauf à penser comme Victor Hugo dans Cromwell que « le laid, c’est le beau », il faut bien admettre qu’il est plus aisé de faire adhérer des audiences à une représentation positive de la réalité (les avantages) que négative (les inconvénients). C’est pourquoi le communicant s’attachera à mettre en avant les aspects positifs d’une situation critique, en minimisant l’ampleur des autres - 6*-. Ce prisme vise à forger parmi les audiences une intime conviction favorable à l’organisation mise en cause, mais aussi à dégrader tout processus identique adverse. L’effet final recherché est de convaincre un maximum d’audiences jugées prioritaires que l’entreprise a tout fait pour éviter que la crise survienne, qu’elle fait tout pour régler rapidement le problème et qu’elle fera tout pour éviter qu’il ne se reproduise. À ce stade déjà, le processus intellectuel combine l’espace et le temps. Il puise d’ailleurs sa source là-aussi dans les proverbes populaires : « à toute chose, malheur est bon ! » La boucle est ainsi bouclée.
Il faudra attendre des travaux plus récents portant sur la philosophie de l’éducation pour que soit reconnue non pas le rôle des sens mais l’importance du sujet sensible. C’est en dépassant le périmètre de la réflexion philosophique que la notion du sensible évoluera. Ainsi, l’apport de la sociologie - 7*- sera déterminant dans la compréhension des perceptions et il faudra, pour reprendre les propos de René Barbier, le faire dans un esprit de transdisciplinarité qui impose « d’ouvrir l’espace-temps.- 8*-
Mais c’est probablement Jules Lagneau (1851 – 1894), professeur et auteur encore méconnu aujourd’hui, qui a défini le véritable lien entre les sens et la réalité, en définissant les premiers et la seconde dans un cadre espace – temps. Pour lui en effet, toute réflexion est emprisonnée dans l’évidence, que celle-ci soit d’ordre sensible, moral ou métaphysique. Elle doit donc refuser tout substantialisme qui fige l’activité de la pensée. La philosophie n’échappe pas à cette règle et Lagneau la conçoit comme une recherche perpétuelle des conditions par lesquelles le « vrai » peut être affirmé et donc comme un « éternel effort ». Il aura cette formule extraordinaire qui résume bien la complexité de la gestion des crises : « l’étendue est la marque de ma puissance. Le temps est la marque de mon impuissance. -9*-
Aujourd’hui encore, la perception du sensible évolue notamment parce que les outils de création et de diffusion de contenus sont devenus si performants, que la frontière entre virtuel et réel semble s’effacer peu à peu. Il ne s’agit plus seulement pour le communicant de rechercher la fiabilité d’une source mais aussi de s’assurer de son origine humaine ou non. Pour cela, il devra sortir lui-aussi de sa sphère traditionnelle de compétence pour embrasser de multiples disciplines. Apprendre à connaître ses audiences lui imposera donc par commencer à se connaître lui-même. Socrate n’est jamais loin.
Est-ce que demain, l’intelligence artificielle renverra le « bon sens » à une illusion collective, comme le pense Mark Whiting -1O*- ?
Pour tenter de répondre à cette question, il nous faudra quitter le domaine réservé de la philosophie pour entrer dans celui où s’exercent les mécanismes de perception : la praxéologie -11* . Afin de définir en quoi, la gestion de crise relève de mécanismes complexes de combinaison entre le spatial et le temporel. C’est ce que nous verrons la prochaine fois.
Il en est de même pour une personne confrontée à des événements graves et/ou inédits. Elle réagit en adoptant d’abord une posture instinctive avant de se forger une intime conviction qui sous-tendra un positionnement futur réfléchi.
Au niveau d’une entreprise, cette posture initiale s’appuie sur des directives fixées dans le cadre de la prévention. Les fiches réflexes des plans de gestion de crise encadrent, en quelque sorte, la réaction instinctive collective de la cellule de crise.
Loin d’une approche rationnelle des événements, les audiences sont donc influencées d’abord parce qu’elles ressentent, puis parce qu’elles pressentent, ces deux premières étapes débouchant sur une troisième : ce qu’elles consentent.
Or, le rôle de nos sens sur la construction d’une idée a fait l’objet d’un débat philosophique depuis toujours.
Héraclite -*1- a ainsi soutenu qu’étant en perpétuel mouvement, ils ne peuvent nous donner accès à la vérité puisque celle-ci est, par définition, permanente. Mais c’est surtout l’héritage platonicien et sa théorie des formes -*2- qui ont forgé en nous l’idée que seul l’intelligible permet d’avoir accès à la connaissance. Bien sûr, on pourrait objecter qu’en phase de pilotage de crise, l’intuition est présente dans le processus décisionnel. Elle fait même la différence entre une cellule de crise qui applique scrupuleusement les fiches réflexes du plan et celle qui se les approprie, pour en tirer « la substantifique moëlle » chère à François Rabelais.
Finalement, cette intuition collective ne serait-elle le nom philosophiquement correct donné à la plus-value que les sens produisent lors d’un processus décisionnel -*3- ? Dès lors, faut-il les considérer comme un atout ou un handicap ? La querelle philosophique ne s’est jamais arrêtée depuis. Aristote[ -4*- a critiqué la pensée platonicienne en considérant qu’on ne peut pas penser des formes intelligibles séparées du sensible. Et plus tard, Descartes refusera définitivement à nos sens le rôle prédominant attribué par les épicuriens, grâce à l’expérience du doute hyperbolique -*5- .
Mais c’est surtout Kant qui, en étudiant le cas particulier de la sensation esthétique, mettra en lumière une confusion faite entre l’agréable, qui est un jugement esthétique personnel, et le beau qui est universel. En établissant une relation entre faculté sensible et intellectuelle, Kant élèvera le jugement à hauteur d’universalité. Autrement dit, le jugement personnel devient universel. Cette concrétion intellectuelle est au cœur de la communication de crise puisque son objet est précisément de faire de la thèse individuelle soutenue par l’organisation, non plus l’expression d’une subjectivité s’appuyant sur un ressenti personnel mais celle d’une objectivité adossée sur un jugement collectif. L’intime conviction devient alors conviction publique.
On peut cependant objecter que la notion d’élévation désintéressée (« Mon Dieu comme c’est beau ») trouve peu d’applications dans le cadre d’une crise où c’est souvent la laideur qui prédomine. Et, sauf à penser comme Victor Hugo dans Cromwell que « le laid, c’est le beau », il faut bien admettre qu’il est plus aisé de faire adhérer des audiences à une représentation positive de la réalité (les avantages) que négative (les inconvénients). C’est pourquoi le communicant s’attachera à mettre en avant les aspects positifs d’une situation critique, en minimisant l’ampleur des autres - 6*-. Ce prisme vise à forger parmi les audiences une intime conviction favorable à l’organisation mise en cause, mais aussi à dégrader tout processus identique adverse. L’effet final recherché est de convaincre un maximum d’audiences jugées prioritaires que l’entreprise a tout fait pour éviter que la crise survienne, qu’elle fait tout pour régler rapidement le problème et qu’elle fera tout pour éviter qu’il ne se reproduise. À ce stade déjà, le processus intellectuel combine l’espace et le temps. Il puise d’ailleurs sa source là-aussi dans les proverbes populaires : « à toute chose, malheur est bon ! » La boucle est ainsi bouclée.
Il faudra attendre des travaux plus récents portant sur la philosophie de l’éducation pour que soit reconnue non pas le rôle des sens mais l’importance du sujet sensible. C’est en dépassant le périmètre de la réflexion philosophique que la notion du sensible évoluera. Ainsi, l’apport de la sociologie - 7*- sera déterminant dans la compréhension des perceptions et il faudra, pour reprendre les propos de René Barbier, le faire dans un esprit de transdisciplinarité qui impose « d’ouvrir l’espace-temps.- 8*-
Mais c’est probablement Jules Lagneau (1851 – 1894), professeur et auteur encore méconnu aujourd’hui, qui a défini le véritable lien entre les sens et la réalité, en définissant les premiers et la seconde dans un cadre espace – temps. Pour lui en effet, toute réflexion est emprisonnée dans l’évidence, que celle-ci soit d’ordre sensible, moral ou métaphysique. Elle doit donc refuser tout substantialisme qui fige l’activité de la pensée. La philosophie n’échappe pas à cette règle et Lagneau la conçoit comme une recherche perpétuelle des conditions par lesquelles le « vrai » peut être affirmé et donc comme un « éternel effort ». Il aura cette formule extraordinaire qui résume bien la complexité de la gestion des crises : « l’étendue est la marque de ma puissance. Le temps est la marque de mon impuissance. -9*-
Aujourd’hui encore, la perception du sensible évolue notamment parce que les outils de création et de diffusion de contenus sont devenus si performants, que la frontière entre virtuel et réel semble s’effacer peu à peu. Il ne s’agit plus seulement pour le communicant de rechercher la fiabilité d’une source mais aussi de s’assurer de son origine humaine ou non. Pour cela, il devra sortir lui-aussi de sa sphère traditionnelle de compétence pour embrasser de multiples disciplines. Apprendre à connaître ses audiences lui imposera donc par commencer à se connaître lui-même. Socrate n’est jamais loin.
Est-ce que demain, l’intelligence artificielle renverra le « bon sens » à une illusion collective, comme le pense Mark Whiting -1O*- ?
Pour tenter de répondre à cette question, il nous faudra quitter le domaine réservé de la philosophie pour entrer dans celui où s’exercent les mécanismes de perception : la praxéologie -11* . Afin de définir en quoi, la gestion de crise relève de mécanismes complexes de combinaison entre le spatial et le temporel. C’est ce que nous verrons la prochaine fois.
Sources
*1 « Héraclite et la philosophie. La première saisie de l’être en devenir de la totalité » de Kostas Axelos, Editions de Minuit, 1962.
*2 #_ftnref2*3 Lire à ce sujet, la thèse de Marius Bertolucci « Le rôle de l’intuition dans les processus décisionnels : une étude comparée entre les services de secours et les forces armées ». Aix Marseille, université, 2023.*4 Métaphysique, Livres A, M et N.*5 Descartes, Méditations métaphysiques.*6 « Nos équipes ont fait preuve de professionnalisme et de sang-froid, permettant d’éviter que cela ne soit plus grave. Nous tirerons les enseignements pour devenir encore meilleurs dans la prévention de ce genre de risque. »*7Comme Merleau-Ponty explorant le lien entre le corps et le monde qui l’entoure (1995, « le visible et l’invisible »).*8 René Barbier, la transdisciplinarité entr’aperçue. CIRET.*9 « Cours sur la perception » de Jules Lagneau. Célèbres leçons, PUF, pp 175,176.*1O Chercheur au laboratoire de sciences sociales computationnelles de l’université d’État de Pennsylvanie.*11 Terme né en 1890 sur la théorie de l’action humaine d’Alfred Victor Espinas, que Ludwig von Mises définit comme la science de l’action humaine.
Merci Thierry Fusalba pour cette analyse
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Il est l’auteur de différents ouvrages sur la gestion des crises dont Planification et gestion de crise (L’Harmattan, 2009), et l’Art de la crise (L’Harmattan, 2013).
Né à Lyon, Thierry FUSALBA est passionné de théâtre et d’écriture. Il a publié chez l’Harmattan en 2016 un roman Les vies multiples, un carnet de route Les hommes du bord de terre, un essai politique en 2018 Moi, électeur de la République, ainsi qu’un recueil de nouvelles, Mémoires d’outre espace et un recueil de poésies, Poésies incomplètes, en 2023. Marié à Lysiane, il est le papa d’un Nikolas de six ans et vit dans le sud de la Touraine.
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Né à Lyon, Thierry FUSALBA est passionné de théâtre et d’écriture. Il a publié chez l’Harmattan en 2016 un roman Les vies multiples, un carnet de route Les hommes du bord de terre, un essai politique en 2018 Moi, électeur de la République, ainsi qu’un recueil de nouvelles, Mémoires d’outre espace et un recueil de poésies, Poésies incomplètes, en 2023. Marié à Lysiane, il est le papa d’un Nikolas de six ans et vit dans le sud de la Touraine.
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