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Questions à Nicolas Moinet sur son dernier livre : « De la compétition à l’affrontement. Les sentiers de la guerre économique » chez VA Éditions, collection « indiscipliné » par Christophe Rafenberg

Quand les guerres de l'ombre définissent la souveraineté économique.


Jacqueline Sala
Dimanche 15 Décembre 2024


Au-delà des guerres de l'information, des écrans, des plateformes numériques ou des médias traditionnels, une bataille redoutable fait rage. Ce n'est plus juste une compétition, mais un champ de bataille où chaque choix compte, où les alliances se forment et se brisent en secret. Décryptage et entretien avec Christophe Rafenberg.




Nicolas, le titre de ton dernier livre m’interroge « De la compétition à l’affrontement, les sentiers de la guerre économique ». A quand les autoroutes de l’intelligence économique ? Certains pays semblent filer sur des voies rapides de l’IE pour mener des guerres économiques. Pourquoi la France devrait-elle emprunter des sentiers ?

Je commencerais par la fin de ta question : Parce que les autoroutes ont des péages et que ceux-ci sont contrôlés par notre « allié » américain. Je viens d’ailleurs à ce sujet de découvrir un livre écrit par deux universitaires américains Henry Farrell & Abraham Newman de que je recommande vivement : « L’empire souterrain : Comment les États-Unis ont fait des réseaux mondiaux une arme de guerre » (Odile Jacob, octobre 2024). Devenu une référence dès sa sortie aux États-Unis, ce livre raconte comment les réseaux ouverts de la mondialisation (fibre optique, systèmes financiers, chaînes d’approvisionnement en semi-conducteurs ) sont devenus « le soubassement d’un empire secret, de véritables outils de coercition qui leur permettent d’exercer leur influence par-delà leurs frontières, de collecter des informations et de condamner des pays entiers à l’isolement économique. » Je cite cet ouvrage car il est intéressant de noter que ces deux universitaires de deux universités prestigieuses, Johns Hopkins et Georgetown, analysent comment l’attaque du 11 Septembre a tout changé : « L’administration américaine a découvert le pouvoir stupéfiant que lui conféraient ces réseaux. Et la tentation de les utiliser d’abord contre ses ennemis, puis progressivement contre ses alliés, était d’autant plus irrésistible que ces réseaux avaient leur ancrage physique sur le sol américain. » Et à cet ouvrage stupéfiant de poser la question de savoir si l’Europe pourra sortir de sa vassalisation. Ces propos sont d’autant plus forts qu’ils viennent de deux américains.
 
Autre raison. Pour emprunter l’autoroute il faut un véhicule qui le permette. Or ce n’est pas notre cas. Dans la guerre économique, la France a une armée essentiellement composée de fantassins. Or justement, un sentier est un chemin étroit dans la nature, qui ne laisse passage qu’aux piétons. Cette voie que l’on suit pour atteindre un but est donc plus appropriée… en attendant que l’on décide de changer de braquet.
 

Tu commences ton livre par une citation de Rimbaud sur le "JE", une dédicace à tes enfants, tu parles de ton grand père combattant en 1940 (on a eu le même modèle), de ses engagements, de ses lectures… C’est donc un livre très personnel, que peux-tu me dire sur ce sujet ?

Je tiens effectivement à cette citation de Rimbaud qui se retrouve à chaque avant-propos des trois volets des sentiers de la guerre économique : « JE est un autre. » Mon idée est de proposer un parcours initiatique et le « Moi » n’est pas le « Je ». Ce dernier ne vise pas à raconter des histoires d’ancien combattant mais bien à entrainer le lecteur dans un univers actuel qui le concerne, éclairé par les lumières du passé. Longtemps je me suis demandé comment toucher un large public sur ces guerres qui ne disent pas leur nom. En fait, le large public ne sera probablement jamais touché mais qu’importe. Ce qui compte, c’est plutôt de renforcer ces réseaux de combattants qui le plus souvent s’auto-missionnent dans un pays où la plupart des décideurs restent dans le déni de la guerre économique.

Plusieurs lecteurs m’ont indiqué avoir choisi de faire de l’intelligence économique après avoir lu L’école des nouveaux « espions », le premier volet des sentiers de la guerre économique. C’est pour moi une grande joie. Concernant la dédicace, j’ai pensé à structurer cette trilogie suivant l’ordre classique : D’où venons-nous ? Qui sommes-nous ? Où allons-nous ? J’ai donc dédié le premier volet à mes parents ; le deuxième (« Soft Powers ») à Christian Harbulot ; et celui-ci à mes enfants et à nos enfants.

Un des titres sur la souveraineté est barré ce qui est étrange dans un livre (Souveraineté). En lisant le chapitre, on comprend que l’idée de souveraineté semble acquise et que ce mot peut être prononcé sans passer pour un nationaliste exacerbé. Pour autant, cette idée mieux acceptée est-elle réellement accessible pour la France ?

Pour une souveraineté retrouvée devait être initialement le titre de l’ouvrage. Mais cela ne collait pas avec la réalité . Certes, il y a une volonté affichée mais on est en est encore loin. D’autant que j’explique ce qu’est la souveraineté et que ce concept politique n’est pas en lui seul suffisant, voire parfois contre-productif dans le monde économique. Une stratégie digne de ce nom doit penser également en termes de dépendances et d’interdépendances. Être souverain c’est être maître de son destin.

La souveraineté est accessible à la France dans les domaines vitaux que sont l’énergie, l’alimentation et la santé. Or ces trois domaines ont été mis à mal ces dernières décennies. Nous ne pourrons évidemment pas être indépendants dans de nombreux domaines industriels. Par contre, nous pouvons peser en créant des dépendances sur certains maillons de la chaîne industrielle et donc en pesant en termes d’interdépendances.
 

On imagine sans difficulté que les manœuvres d’influences ou d’ingérences affectent la souveraineté économique de la Nation. Nous traversons une crise économique larvée ou avérée. Comment estimes-tu l’impact sur l’économie française de ces manœuvres ? C'est une cause majeure de la crise économique, une cause importante ou c'est totalement marginal ?

Ces impacts sont majeurs comme nous le constatons chaque jour sur nos industries. La voiture électrique en est un exemple flagrant et il suffit d’écouter les récentes auditions de certains industriels au Sénat pour s’en convaincre. Le rachat d’entreprises stratégiques a évidemment un coût en termes d’emplois et de recettes fiscales mais aussi en termes de capacités d’innovation et in fine de souveraineté industrielle. La crise du Covid a révélé des dépendances vitales, par exemple dans les masques ou les vaccins.

Le rachat d’Alstom Power par General Electric avec l’appui de l’État américain nous a privé d’un des maillons essentiels de notre chaine nucléaire. Les attaques grandissantes de certaines associations antispécistes portent un coup à la filière française de la viande au profit d’industries qui proposent des alternatives telle la viande artificielle made in California. Au final, les chiffres de notre économie sont dans le rouge et les manœuvres d’influences ou d’ingérences n’y sont pas étrangères !
 

Pour que nos lecteurs comprennent bien, peux-tu nous donner un exemple concret de guerre économique qui affecte la société française ?

Depuis vingt ans, les Chinois ont développé leurs capacités dans le cyberespionnage à grande échelle. C’est ainsi que le motoriste français Safran fut victime d’une vaste opération d’espionnage de plusieurs mois : clé USB piégée, mails frauduleux visant à infecter des ordinateurs de l’entreprise aéronautique… des attaques qui furent traitées par le responsable
informatique du site de Suzhou… lequel travaillait pour le Guoanbu.

Fin 2018, la DGSI et la DGSE parvinrent à mettre à jour une vaste opération offensive via le réseau social professionnel LinkedIn : 4 000 Français (hauts fonctionnaires, cadres d’entreprises, experts) furent ciblés par les services chinois au moyen de 500 faux profils.
 

Pour passer des sentiers aux chemins vicinaux, voire aux départementales, qu’elles doivent les évolutions de nos lignes rouges ? Par exemple, admettre de passer de l’IE défensive à l’IE offensive ? Modifier notre gouvernance qui fonctionne en silo ?

Il faut d’abord sortir du déni de la guerre économique et changer de paradigme stratégique en passant de paix-crise-guerre à compétition-contestation-affrontement. Ce nouveau paradigme stratégique que je développe longuement dans l’ouvrage implique une culture du combat collectif qui mêle le public et le privé. L’État doit donc admettre qu’on ne répondra pas aux dynamiques de réseaux par des logiques de bureau. Il faut effectivement sortir de l’entre-soi, décloisonner, transversaliser et jouer la diversité des profils et des intelligences. En d’autres termes gagner en agilité. L’arrivée de Trump met la France et l’Europe au pied du mur : subir ou agir, sortir de l’histoire ou en écrire une nouvelle page.
 

Nicolas, quel sera ton prochain livre ?

Une coécriture avec une cheffe d’entreprise qui a vécu une guerre économique et souhaite la raconter et en tirer des leçons utiles. Encore une fois, l’idée est d’humaniser et de transmettre.
 

Merci Nicolas Moinet d'avoir accepté cet entretien.


A propos de Nicolas Moinet

Intelligence économique, Stratégie – Communication, Sécurité de l’information
Professeur en Sciences de l’Information et de la Communication.
Nicolas Moinet dirige le Master 2 Intelligence économique à l’IAE de Poitiers et est rédacteur en chef du magazine Praxis. Praticien-chercheur en intelligence économique depuis 1993, il a un Doctorat sur les dispositifs intelligents et les stratégies d’innovation. Il est l’auteur de nombreux articles et ouvrages, et chercheur au CEREGE. Il intervient auprès d’institutions et d’entreprises et est auditeur de l’Institut National des Hautes Études de la Sécurité et de la Justice et de l’Institut des Hautes Études de la Défense Nationale. Il est l'un des fondateurs de l'EPGE.
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A propos de Christophe Rafenberg

Expert en sécurité économique & Chef de projet Sécurité économique et innovations.
Membre du Cercle K2
A la fois acteur, observateur et enseignant, Chrisophe Rafenberg a la chance de pouvoir appréhender ces sujets de la sécurité et de la guerre économique sous différents angles, et donc de parvenir à en penser la complexité.

Christophe Rafenberg a notamment fait paraître un article très approfondi sur le site de l’Ecole de Pensée sur la Guerre Economique – EPGE – qui est une « Lettre ouverte à nos futurs gouvernants ».
Lien de l'entretien que nous avions eu avec lui pour Veillemag, ici.