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Trois questions à : Estelle Prin Consultante en Intelligence économique, CEO de l’Observatoire des Semi-conducteurs.


David Commarmond




DC : Vous venez d’intervenir à l’A3F-IES, parmi les interventions, la vôtre présentait une particularité. Elle était la seule ayant une vision géopolitique. Pouvez-vous nous donner votre ressenti sur cette première expérience ?

EP : Première intervention au sein de l’IES, devant un public nombreux, de très grande qualité et particulièrement réceptif. J’ai rarement vu une écoute aussi attentive.

DC : Pouvez-vous nous parler de votre passion pour le secteur des semi-conducteurs ?

EP : Les semi-conducteurs nous entourent, ils sont dans nos ordinateurs, nos smartphones, nos voitures, et plus généralement dans tous les produits technologiques, ils nous assistent dans l’aide à la conduite automobile, l’intelligence artificielle et à moyen terme dans le calcul intensif. Sans eux aucun produit manufacturé high tech ne peut fonctionner. Cette technologie est difficile à maîtriser, chaque acteur détient une spécificité, un savoir-faire unique et les coûts sont à la hauteur des enjeux, ils se chiffrent en milliards d’euros.
 
C’est une course mondiale à laquelle se livre la Chine et les USA. Les autres puissances comme le Japon, Taïwan, la Corée du Sud cherchent à rester dans la course et garder leur autonomie et leur identité. Le leader incontesté technologiquement est Taïwan. Sur son petit territoire, elle concentre une puissance technologique des plus en pointe. Les alliances sont donc essentielles, qu'elles soient financières, technologiques, politiques, économiques. Ces alliances sont portées par des intérêts qui peuvent être contradictoires. Mais après des décennies de sommeil, le réveil des puissances porté par les conflits récents en Ukraine, ainsi que les regains de tensions internes liées au Covid-19 en Chine et sa région ont profondément perturbé des équilibres déjà fragiles.

DC : Pouvez-vous être plus précise ?

EP : Quand les patrons d’Intel ou d’Apple font des voyages officiels pour rencontrer leurs homologues sud-coréens ou Taïwanais, et qu’ils sont reçus comme des chefs d’Etats et que leurs motifs de voyages sont des contrats à plusieurs milliards de dollars, cela n’est pas anodin. De même, quand Joe Biden se rend dans l’État de l’Arizona pour inaugurer l’ouverture future de deux usines de semi-conducteurs, il faut prendre l’annonce au sérieux. Derrière ce sont au moins quatre usines qui sortiront de terre avant 2030 sur le territoire américain. Chacune demandant plus de 20 milliards d’investissements, que la destination de chaque usine se fait pour un type de processeur, on ne construit pas des processeurs de deux nanomètres dans une usine qui est prévue pour du cinq et inversement.

 Ces usines demandent du personnel, des ingénieurs, des techniciens, des chercheurs, de la recherche et développement.
 
Quand le Japon (METI) annonce la création d’un consortium (Rapidus) réunissant huit leaders nationaux (Denso, Kioxia, NEC, NTT, SoftBank, Sony, Toyota et MUFG Bank)  du pays pour créer un géant de l’industrie technologique. C’est un changement majeur pour le Japon.
 
Quand la Russie installe des missiles sur certaines des îles Kouriles qui sont revendiquées par le Japon, (n’oublions pas que la Russie a des frontières avec le Japon), ou que la Corée du Nord envoie des obus en mer jaune, cela indique un certain niveau de tensions élevé. Il faut prendre la situation au sérieux.
 
Les esprits s’échauffent et la tentation est grande d’accroître les budgets militaires. Et c’est ce qui se passe. Les dépenses augmentent et tous les acteurs cherchent de nouveaux moyens pour se protéger d’éventuels missiles ou drones. Il ne faut pas sous-estimer cette menace.

DC : il y a une redistribution des cartes ?

EP : Oui, de grandes décisions ont été prises, à l’échelle mondiale se sont 39 usines qui sont prévues pour la prochaine décennie. Autant d’usines peuvent conduire à une surproduction, mais les acteurs parient sur une croissance exponentielle de la demande. Cela pose toutefois la question des ressources, les semi-conducteurs demandent de l’eau, des métaux rares ou non. Sommes nous prêt à assumer les conflits qui peuvent en résulter ? Comment les autres pays vont-ils réagir ?

DC : en quoi cela concerne les entreprises, les consommateurs que nous sommes ?

EP : Du fait que les semi-conducteurs soient partout autour de nous, sur terre, en mer et dans l’espace. Cela nous rend terriblement dépendant de cette technologie. Faire sans reviendrait à faire un bond en arrière de 50 ans.
 
Cela pose aussi la question de nos dépendances, dépendances énergétiques, car elles sont énergivores. En ces temps de disette énergétique cela n’est pas une question anodine, mais stratégique. C’est aussi une question industrielle. Nous pouvons nous poser la question de leur provenance ?

On peut aussi poser la question de leur recyclage  ? Ces puces sont composées de métaux rares que nous achetons fort cher sont jusqu’à présent nous nous sommes peu posé la question de les recycler.
 
En recyclant sur notre territoire, nous pourrions réduire l’impact de nos modes de consommation, nous réduirions considérablement les pollutions que nous avons jusqu’à présent externalisées en Chine pour la production, en Afrique et Inde pour leur retraitement.
 
Pour produire une tonne de lithium il faut 70 000 litres et nous consommons beaucoup de lithium qui se retrouve dans les batteries des véhicules électriques. La Chine vient de fermer pour plusieurs jours l’une des plus grandes usines de lithium du pays à Yichun car les teneurs en polluants déversées dans le fleuve sont particulièrement élevées pour les agriculteurs et la population en aval, menaçant l’approvisionnement en eau potable. Ce type de décision de la part des autorités est particulièrement rarissime pour être relevé.
 
(Vis à vis de l’Afrique et de l’Inde la question du recyclage et de ses conditions de traitement sont loin d’être vertueuses. Les documentaires saisissant traitant des conditions de travail très rudimentaires de recyclage ne sont pas à notre honneur.)
 
Ces différentes problématiques doivent interpeller les consommateurs que nous sommes, les entreprises, notamment stratégiques, vis-à-vis de leurs dépendances (pérennité des approvisionnements par exemple).
 
Le Covid a montré la fragilité de notre industrie automobile en termes d’approvisionnement en semi-conducteurs qui proviennent principalement d’Asie . Pendant plusieurs mois, des chaînes de production ont dû être interrompues fautes de pièces. Il n’est pas impossible que nous manquions à l’avenir de semi-conducteur. C’est même fortement probable pour 2023.
 
Les autorités compétentes, comme le ministère de l’industrie, de l’écologie, peuvent elles aussi impulser des comportements plus vertueux et responsables, soutenir des initiatives allant dans ce sens.

Trois questions à : Estelle Prin Consultante en Intelligence économique, CEO de l’Observatoire des Semi-conducteurs.


DC : Sommes-nous capables de produire en Europe ou sur notre territoire des semi-conducteurs ?

EP : Une usine est un investissement de plusieurs milliards de dollars en fonction du nombre de nanomètres des semi-conducteurs produits. Il faut 5 milliards pour des semi-conducteurs de 12 nanomètres et plus. Mais il est possible de devoir investir entre 10 à 20 milliards pour les semi-conducteurs de 3 à 5 nanomètres, c’est à dire ceux de dernière génération.
 
Entre les ressources déjà évoquées, les besoins en personnels, il est aussi nécessaire de faire de la recherche et développement, de déposer des brevets, d’avoir une stratégie, ainsi qu’un écosystème, des perspectives…. Ce n’est pas simple mais c’est un beau défi à relever d’autant qu’il y a beaucoup d’acheteurs en Europe.

DC : Comment vous contacter ? Comment vous suivre ?

EP : L’actualité est très riche et toutes les semaines je propose une newsletter et des informations économique et industrielles sur ce secteur qui bouge beaucoup. L’observatoire est aussi un réseau de capteurs et d’expertise avec des analyses géopolitiques par exemple et il va s’étoffer au fil du temps.

 

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