Intelligence des Risques

Compte rendu du 26 Octobre 2023 « La Guerre cognitive : Science-fiction ou réalité ?


David Commarmond
Lundi 12 Février 2024


Le 26 octobre 2023, une conférence exceptionnelle a été organisée à l’Ecole Militaire dans l’amphithéâtre Lacoste. La Commission Manipulation de l’information de l’association AAIE-IHEDN ont invité des experts à discuter de la guerre cognitive dans les domaines militaire et civil. Ce texte ne reflète que partiellement le contenu de ces discussions.



Nos facultés de raisonnement dépendent d’un équilibre et d’un dialogue entre le raisonnement et l’émotionnel. Si nous cessons de raisonner, nous perdons cette faculté et cette liberté. Le flot continu et incessant d’émotions diffusé par la télévision et les réseaux sociaux crée des modèles de comportements individuels et collectifs, abolissant ainsi le raisonnement.

Le livre de référence de Christian Harbulot, publié il y a vingt ans, est incontournable pour aborder la guerre cognitive. Le concept initial a été enrichi par des questions d’enfermements et de biais cognitifs. L’émergence des réseaux sociaux et la généralisation des mobiles ont radicalement transformé notre environnement, sollicitant excessivement notre attention. Les décideurs sont de plus en plus ciblés par des puissances étrangères qui cherchent à influencer leur perception et leurs décisions.
 
Il y a un débat sur le caractère fondamental ou cosmétique de ces innovations. Certains pensent que la guerre cognitive n’est qu’un retour aux méthodes anciennes.
 
Pour comprendre les enjeux, il faut considérer l’armée non seulement comme une institution, mais aussi comme l’incarnation de la volonté collective d’une nation sur le terrain opérationnel. Elle est un microcosme de la nation avec ses propres dynamiques rationnelles, émotionnelles et comportementales. Les principes qui la régissent peuvent s’appliquer à la guerre économique. L’étude de ces dynamiques nous plonge dans les profondeurs des émotions et de l’âme humaine, en particulier les ressorts de ses émotions primaires comme la peur et la haine.
 
Au sein des organisations, il y a des droits et des devoirs. Si le grand public peut être émotionnel à chaque événement, on attend du politique que ses décisions soient rationnelles et dépourvues d’émotions.
 
Selon un intervenant, l’esprit de défense peut être défini comme un “état de conscience collectif avec des synergies individuelles, de fusion des volontés individuelles de tous les acteurs pour arriver à une volonté commune” pour affronter les risques quotidiens comme les menaces existentielles.
 
Au niveau individuel, la force morale du soldat peut être définie comme ce qui est demandé à l’individu dans le combat : sortir de la tranchée et affronter la peur induite par son environnement. La formation du soldat vise à modifier ses comportements primaires et à lui donner de nouvelles ressources comportementales en situation de danger.
 
La question du sens de l’action pour les soldats est primordiale et oblige la relation à la nation. En intelligence économique, cette question n’est pas vraiment posée, ce qui est un handicap majeur. Les puissances étrangères (Chine, Russie, Amérique) ont d’autres définitions, d’autres approches et outils. Le conflit entre l’Ukraine et la Russie est un théâtre d’opérations où ces concepts sont confrontés et expérimentés. La Russie, experte dans l’art d’arranger les faits et l’histoire à son avantage, ne doit pas être sous-estimée, même si ses méthodes sont parfois grossières.

Olivier Feix, lors de la première table ronde, a discuté de son travail sur les “nudges” et les “principes de cybersécurité cognitives”, qui concernent le conditionnement des actions d’une personne, avec ou sans l’aide d’une intelligence artificielle. Il a rappelé l’impact majeur des révélations de Cambridge Analytica, qui ont libéré des millions de documents et d’études révélant l’envers du décor des applications de nos smartphones, comme Tik-Tok. Ces applications exploitent massivement et efficacement des principes issus de travaux de psychologie développés par les Russes depuis 50 ans.
 
David Colon, chercheur en guerre informationnelle, affirme dans son dernier ouvrage que les nouveaux champs de bataille se sont élargis, notamment vers le cerveau humain. Il n’y a pas de “ligne Maginot” dans notre cerveau, comme le rappelle David. D’autres chercheurs, notamment au CNRS, explorent ce nouveau terrain. Il est essentiel d’informer la société civile et de diffuser cette culture. David souligne l’initiative des états généraux de l’information et le groupe “souveraineté et ingérences étrangères”, où il travaille avec d’autres professionnels pour sensibiliser les professionnels et le grand public aux risques encourus.
 
Carole Grimaud insiste sur le fait que les jeunes en cours de construction de leur personnalité et les personnes psychologiquement fragiles sont particulièrement réceptifs aux théories du complot. L’éducation est notre principale arme pour éviter qu’ils ne soient manipulés ou ne deviennent des “idiots utiles”. Elle précise que les objectifs de l’influence et de la guerre de l’information diffèrent dans la guerre cognitive. L’objectif de la guerre de l’information est de contrôler et de changer ce que nous pensons.

Le colonel Meynier est d’accord et souligne que la guerre de l’information touche toutes les couches de la population et toutes les institutions, y compris les universités et les élites. Cependant, la Russie n’avait pas prévu plusieurs éléments, comme l’arrivée d’Elon Musk et ses prises de position en faveur de l’Ukraine, qui ont changé la donne en modifiant le rapport de force. La coalition et le soutien constant des alliés à l’Ukraine, ainsi que les drones et les innovations technologiques, ont permis au grand public de vivre le conflit en temps réel.

La deuxième table ronde a montré que le cerveau n’est pas aussi facilement “hackable” et qu’il possède ses propres systèmes de défense. Baptiste Prébot, cogniticien et spécialiste en sciences cognitives appliquées, résume son approche en disant que la guerre cognitive ne s’attaque pas simplement à l’information, mais aussi à nos mécanismes de traitement de l’information. La cognition, c’est l’ensemble des mécanismes psychiques par lesquels nous transformons l’information en connaissance, et sur lesquels reposent notre représentation du monde, nos prises de décision et, par conséquent, nos actions. En théorie, en envoyant la bonne information, au bon moment et de la bonne manière, il est possible d’obtenir une conséquence attendue sur un individu.
 
Dans une manipulation de masse, l’objectif est un travail de sape à long terme sur les capacités cognitives d’une nation entière. L’organisme qui met en place cette guerre cognitive vise à faire en sorte que le grand public pense de manière moins rationnelle et privilégie l’aspect émotionnel, inhibant ainsi l’accès à la réflexion rationnelle.
 
Cela nous amène à réfléchir sur les orientations actuelles et futures de la technologie. Il serait tentant de limiter la notion d’information à un périmètre restreint, englobant les questions cybernétiques, techniques et physiologiques.
 
Aurélie Lauzé, du secteur de l’air et de la défense, souligne que ce secteur est conscient des enjeux depuis de nombreuses années. Cependant, la question des capacités reste sans réponse satisfaisante. L’échelle européenne semble idéale, avec la création d’un fonds de soutien EUCINF comme premier pas. L’écosystème français mérite également d’être examiné, car il regorge d’initiatives, mais reste déstructuré et insuffisamment coordonné.
 
Aymar de La METTRIE revient sur les dernières avancées de la recherche médicale menées par Andrew Hudson, neurologue américain. Il démonte plusieurs idées reçues, notamment que la prise de décision est principalement inconsciente et que nous avons deux cerveaux : un conscient, rationnel mais lent, et un inconscient, où résident nos émotions et nos réflexes. Ces deux cerveaux sont perméables, permettant le transfert d’informations conscientes vers le cerveau inconscient.
 
Aymar de La METTRIE souligne que notre cerveau transforme ce qui demande de l’énergie (le conscient) en automatisme (les biais cognitifs) pour économiser cette énergie. Il faut tenir compte du mensonge comme un défaut inhérent à l’humain, qui peut venir de l’extérieur, mais aussi du cerveau lui-même (les fameux faux souvenirs). Ce qui est plus inquiétant, c’est l’extériorisation systématique du raisonnement par l’essor du web3.0 qui réduit nos facultés humaines.

Conclusion

Nos facultés de raisonnement dépendent d’un équilibre et d’un dialogue entre le raisonnement et l’émotionnel. Si nous cessons de raisonner, nous perdons cette faculté et cette liberté. Le flot continu et incessant d’émotions diffusé par la télévision et les réseaux sociaux crée des modèles de comportements individuels et collectifs, abolissant ainsi le raisonnement.
 
Ce vaste sujet n’a été qu'effleurer. Il soulève de nombreuses autres questions pour nous et nos démocraties, notamment d’ordre éthique. Beaucoup de ces questions restent sans réponse.
 
Pour finir sur une note positive, l’année 2024 marque l’anniversaire du rapport Martre, datant de 1994. Ce rapport fondateur, qui a préfiguré de nombreux éléments fondamentaux, de définitions, de concepts, de méthodes et d’outils, a encore beaucoup à nous apprendre.

Pour en savoir plus sur le même thème

**David Colon** :
1. "La Guerre de l'information - Les États à la conquête de nos esprits
2. "Les maîtres de la manipulation - Un siècle de persuasion de masse"
3. "Propagande - La manipulation de masse dans le monde contemporain"
4. "Psychologie des foules" (Edité par David Colon)

**Christian Harbulot** :
1. "Guerre économique : comment gagner ?
2. "Manuel d'intelligence économique"
3. "L'art de la guerre économique - Surveiller, analyser, protéger, influencer"
4. "La guerre cognitive - L'arme de la connaissance"