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Géopolitique de Grenoble "Table ronde : Échouer à s'adapter à l'autre, c'est la guerre ...


David Commarmond


2021 est encore une année exceptionnelle. Pour la deuxième année consécutive, la semaine de Géopolitique de Grenoble s’est tenue en distanciel. Si les webinaires demandent plus d’attention et d’énergie, elle n’entame en rien la qualité des interventions. Parmi la vingtaine de conférences et discussions qui se sont déroulées tout au long de la semaine, difficile de les suivre toutes, difficile d’en choisir. Nous avons dû cependant nous y résoudre. Ce choix arbitraire, est une invitation à découvrir les interventions sur la chaîne Youtube.



Autour du modérateur Thomas DURAND, Chaîne YouTube La Tronche en Biais, Directeur scientifique de l’ASTEC (Association pour la Science et la Transmission de l’Esprit Critique), Quentin CENSIER, Vulgarisateur d’histoire militaire avec une approche holistique (dans son ensemble) du phénomène « guerre » à travers toutes les périodes de l’histoire sur la chaîne YouTube "Sur le Champ", de Gabriel Galice, Président de l’Institut International de Recherches pour la Paix (GIPRI), petit frère du SIFRI, se penchent sur les « sciences de la guerre et de la paix » la polémologie et l’irénologie. Avec de nombreuses questions. Comment naissent les conflits ? Faut-il chercher la paix, ou empêcher que la guerre survienne ?.
 
« Un monde dans lequel tout le monde vivrait en harmonie » est le souhait manifesté des candidates au concours de beauté. Ce propos cliché, consensuel suppose toutefois que la paix ne fasse pas débat. Encore faut-il définir le champ d’investigations tant ces deux notions ont fait tout au long de l’histoire d’âpres questionnements. Mais que recouvrerait cette paix, peut-on se mettre d’accord sur ce qu’est la paix ?
 
Si en ce moment nous sommes en « guerre contre le covid », dans les faits, notre pays est dit « en paix », alors qu’il déploie ses armées dans le monde. Pourrait-on dire a contrario que la France serait constamment en guerre et les Français ne le voient pas. Est-ce le cas ? La notion de« guerre économique » est elle un état de guerre, l’est elle en effet ? Est-ce que la diplomatie a toujours vocation à être pacifique ?
 
Le théoricien militaire prussien Carl von Clausewitz a écrit dans une formule célèbre « que la guerre était le prolongement de la politique par d’autres moyens ». Est-ce que la politique fait la guerre ? L’écrivain britannique Rudyard Kipling a dit « La 1ʳᵉ victime d’une guerre, c’est toujours la vérité ». Sait-on enfin de quoi on parle quand on parle de la guerre et de la paix ?
 
Y a-t-il des disciplines scientifiques qui donnent une explication des phénomènes qui conduisent à une violence armée ou bien permettent de produire des scenarii qui conduisent à une désescalade des conflits à venir ? Peut-on tester la fiabilité des travaux qui sont produits en polémologie (ou science de la guerre) ou irénologie (science de la paix) ?

TD : Que sont la Polémologie et Irénologie ?

Géopolitique de Grenoble "Table ronde : Échouer à s'adapter à l'autre, c'est la guerre ...
GG ; Ces 2 disciplines s’accordent plus qu’on ne le croit, mais elles ne sont pas a l’abri de divergences, polemos en grec veut dire la guerre et a donné polémique en français. La paix se dit en grec Elené, qui a donné « irénologie », mot savant qui se traduit en anglais « Peace research », car la traduction littérale ne fonctionne pas tout à fait, il manque de nombreuses nuances, sur, mais aussi de et pour la paix… Nous pourrions ajouter que les polémologues sont généralement plus « neutres » que les irénologues…

 


TD : Quelles sont les distinctions ?

GG : Le polémologue se limite stricto sensu à la description de « l’objet guerre » , cet à dire de ses modalités, de son développement, et de son extension. il ne va pas au-delà. Tandis que l’irénologue, lui,  étudie la paix pour l’obtenir.
 
QC : Un autre point essentiel à comprendre sur la guerre est que le polémologue considère que la guerre est consubstantielle à la société. On doit faire avec. L’irénologue vit la guerre comme une maladie qu’il faut soigner ou prévenir.

TD : C’est quoi la guerre ? Ça commence et ça finit où ?

QC : difficile de donner une réponse précise. Toutefois on peut en cerner les contours en définissant ce qu’elle n’est pas. On peut mieux la définir par ce qu’elle n’est pas, une rixe ou un ensemble de rixe n’est pas une guerre. La guerre, c’est au contraire un emploi organisé de la violence avec des objectifs, et dans lequel la politique entre très vite en jeu.  
 
Ce que Clausewitz a pensé, oblige à rajouter des concepts qui vont servir à caractériser non pas la guerre mais une guerre. Et la déclaration de guerre, l’armistice, les traités, caractérise la guerre entre Etats. Car pour caractériser les guerres civiles ou asymétriques, il faut du recul. Leur chronologie ne peut se faire qu’a posteriori.
 
GG : Pour reprendre J.J Rousseau « la guerre n’est pas un conflit comme les autres ». En revanche dire que du point de vue de l’irénologie, la guerre est une maladie ne me convient pas, je considère plutôt que c’est une réponse inadaptée. Je reste pour autant réaliste et je ne tiens pas l’agressivité comme une maladie. Quand nous parlons des polémologues, rappelons que les fondateurs français de cette école, Gaston Boutoul et Louise Weiss ont connu la 1e Guerre mondiale et tous les deux en sont ressortis profondément pacifistes. Boutoul disait « Si tu veux la paix, connais la guerre ».

 


TD : Faut-il de la violence pour qu’il y ait une guerre ?

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QC : Le mot déborde dans des champs très larges. Il s’agit d’abord d’imposer sa volonté à un adversaire.
 
GG : Non la guerre, n’implique pas toujours la violence. 2 officiers chinois, Qiao Liang et Wang Xiangsui, colonels de l’Armée Populaire de Libération ont écrit en 1999 « La guerre hors limites  », un livre qui a eu un retentissement mondial et qui est devenu un classique.

Ils y expliquent que les guerres du XXIe siècle seront des « opérations de guerre non militaires ». Ce qui veut dire qu’elles se dérouleront dans le culturel, le technologique, l’économique, l’industriel, le monétaire, etc. Rien n’est inventé puisque les Américains l’avaient théorisé en hard/soft et smart power…

TD : A quoi sert la guerre ? Sait-on en identifier les raisons externes et internes de la guerre ?

GG :  pour résumer, on peut dire que c’est un corps politique qui essaie d’imposer sa volonté par tout un éventail de moyens et d’argument à un autre corps politique son point de vue. Rousseau disait que « la guerre idéale serait celle où on ne tuerait personne ». Ce qui est très proche de la vision chinoise de la stratégie. « Il faut éviter le sang, vous faire peur ou vous étouffer », dans le règne animal, c’est la stratégie de la lamproie (qui parasite le poisson en se nourrissant de son sang mais sans le tuer).
 
L’usage interne sert à resserrer les rangs autour de soi. Boutoul allait même jusqu’à dire que c’était un moyen d’éliminer les fils que les pères envoyaient se faire tuer. Quant aux motifs réels, ils sont d’ailleurs la plupart du temps inavoués.
 
QC : Il y a toujours une partie de la population qui a intérêt à la guerre. On pense la guerre comme destruction des biens, des hommes à l’image des deux guerres mondiales. Mais la paix peut devenir aussi un problème pour certaines populations qui la voient comme une injustice. La paix malgré les débats récurrents, le statu quo pouvant être remis en cause par la guerre. La guerre peut alors devenir préférable et les populations concernées vont construire un discours la justifiant.

TD : Se pose alors de la question de la pertinence du vocabulaire. Peut-on parler de « guerre contre la covid » ou de « guerre contre le terrorisme » ? Utilise t-on correctement les mots où rajoute t-on des maux  aux maux?

QC : d’un point de vue linguistique c’est légitime. Sinon ça pose des problèmes non pas parce que le terme n’est pas bon mais parce que ça fait penser que l’entité en face comme un être pensant ou un système. Or ni la covid, ni le terrorisme ne sont des concepts pensants. Il y a donc des enjeux qui sont d’ordre de la communication politique : « le covid nous a déclaré la guerre »
 
GG : pour moi c’est non. On est pas en guerre sans masques, ni lits… De même, on n’est pas en guerre contre le terrorisme, mais les terroristes, il faut les définir. Les Américains en Irak désignaient ceux qui leur résistaient après leur victoire militaire comme des « Insurgents » terme qui renvoie à la distinction Terroriste / Résistants pendant l’Occupation. On peut faire une distinction utile : le résistant ou l’insurgent s’en prend à des forces armées chez lui ; le terroriste s’en prend à des individus ou à des forces en dehors de chez lui.

TD : Mais des américains qui tirent sur d’autres Américains chez eux ?

GG : c’est aussi du terrorisme. Il y a aussi une dimension manifeste : faire peur aux gens, par exemple avec les caméras et les tueurs, filmer les exécutions. Ce que Al Qaida et l’EI ont très bien compris. Et puis, la dimension cachée, c’est faire peur au corps social pour obtenir des gains, de façon insidieuse.

 


TD : Paradoxe dans la guerre contre le terrorisme : on instrumentalise des groupes armés qui ensuite se retournent contre nous.

GG : C’est le côté le plus cynique des puissances : ex pendant les années 70/80 les Etats-Unis en Afghanistan ont cherché et obtenu le soutien aux moudjahidines contre les Soviétiques, c’est de ce mouvement que les Etats-Unis ont crée Ben Laden…
 
QC : on ne peut pas faire la guerre à un concept ou à une idée. Tant qu’on est perdant on est terroriste, quand on est gagnant on devient institutionnel. Les « terroristes » irlandais sont devenus l’armée officielle de l’Irlande une fois que cette dernière est devenue indépendante.

TD : Le but n’est-il pas de délégitimer l’adversaire ?

QC : On oublie que le terroriste est un être humain, on le déshumanise et il se déshumanise lui-même. La guerre au Mali est invisible. Les militaires en sont très conscients se posent beaucoup de questions sur la manière de restabiliser une région.
 
GG : G.W. Bush avait parlé de croisade, mot malheureux pour qualifier des résistants dans leurs pays. il y a aussi la notion de terrorisme d’Etat qui ne respecte pas le droit de la guerre qui est un droit humanitaire.

TD : Quelles lectures à recommander ?

GG : « Terrorisme international et marché de violence  » écrit il y a 20 ans par 2 Canadiens,  qui emploient le terme anthropologique de « marché de violence » où en plus de l’argent, on échange des honneurs, des places, une symbolique sociale pour les groupes n’ayant pas leur place dans une société donnée. 
 
QC : « Les sciences sociales, la guerre et l’armée. Objets, approches, perspectives  » de Bernard Boëne qui est une excellente base et toujours d’actualité.

TD : On en revient donc à la phrase de Kipling… Sur les guerres modernes ? Qu’est-ce qui change ?

QC : Les moyens changent mais pas les discours. On a les drones – une mise à distance de la violence et de la mort – et la théorie du drone de Chamayou, c’est de dire que ce n’est plus la guerre, car l’un des 2 camps ne peut pas mourir. Or ce discours, on le retrouve au XVIIe quand les canons s’imposent aux mousquets.
 
GG : Dès le XVIIIe siècle on parle « d’état de guerre », qui n’est ni la guerre, ni la paix. Pour revenir à la « bible chinoise » évoquée plus haut, je suis très sensible à la guerre économique, qui est étudiée par l’intelligence économique, n’est pas létale mais qui tue indirectement par la mort sociale.
 
Ce qui change et n’a pas changé : nous avons le même cerveau que l’homme de Cro-Magnon et nous réagissons de la même façon que lui surtout en situation de stress. Et en même temps nous avons développé des outils technologiques comme les drones, des artefacts économiques (monnaies et marchés financiers virtuels) et « l’hypervitesse » qui les fait marcher que cette contradiction entre nos deux dimensions fait que nos peurs et convictions se sont mondialisées. Charlie-Hebdo se retrouve aujourd’hui en virtuel au Pakistan, déclenchant de nouvelles conflictualités, alors qu’avant les mêmes gens s’ignoraient.

TD : On peut donc conclure que pour éviter la guerre, il ne faut pas chercher à éviter les conflits. Il faut au contraire se confronter, accepter les conflits, et chercher à les résoudre.

Aucun doute, au premier abord, c’était bien un débat d’experts, mais aussi de philosophie auquel tout à chacun peut se confronter. Pendant une heure, ils ont donc cherché à comprendre ce qui distingue les deux approches, ainsi que les dynamiques de la guerre. Dans un temps restreint, il a permis de poser des bases et évoquer quelques définitions, au travers une analyse historique et critique de la guerre, ainsi qu’une exploration des disciplines que sont la polémologie et l’irénologie. Guerres et paix peuvent visiblement avoir plusieurs acceptations et degrés, et au-delà du simpliste « la paix c’est bien, la guerre c’est mal », c’est toute la complexité de la résolution de conflits qui émerge.