Gestion de crise

Du petit écran à la réalité : les fictions télévisées popularisent-elles un modèle de management adapté à la gestion des relations internationales ? Par Jan Cédric Hansen


Jacqueline Sala
Samedi 8 Mars 2025


L’actualité des relations USA-Ukraine-Fédération de Russie nous fait vivre actuellement ce qui semble bien être le premier épisode d’une nouvelle saison de « The Apprentice » – pris comme archétype de ce management autocratique fictionnel –.



Du petit écran à la réalité : les fictions télévisées popularisent-elles un modèle de management adapté à la gestion des relations internationales ? Par Jan Cédric Hansen

Le modèle télévisuel du management

« The Apprentice », diffusée par NBC de 2004 à 2014, comme des films comme « The Devil Wears Prada » ou « The Wolf of Wall Street », des séries comme « Dallas » ou « House of Cards » oudes émissions de téléréalité comme « Hell’s Kitchen », promeuvent un même modèle de management autocratique fictionnel reçu par le grand public, et parfois par des managers, voire des dirigeants, comme incontournable et nécessaire pour accéder à la réussite. Ce d’autant que l’animateur phare de « The Apprentice », ayant accédé à la présidence des États-Unis semble avoir fait son « motto » (au sens anglo-saxon du terme) en matière de principes de « management », du comportement du personnage qu’il a incarné.

Et dans la réalité ? Plusieurs interrogations

Les règles de ce management autocratique fictionnel sont-elles applicables dans les relations internationales ?    Pour en tirer des leçons il convient préalablement de se poser des questions délimitant le champ de l’exploration que l’on entend accomplir.    En premier lieu, il apparait pertinent d’explorer les écarts objectifs entre ce que nous enseignent les sciences du management et ce que nous pousse à croire « The Apprentice ».    Ensuite, il apparait intéressant de s’interroger sur le degré de pertinence d’appliquer ces règles du management à celles de la direction d’un état.    Au terme de cette exploration, il sera sans doute possible de proposer une analyse situationnelle et une ébauche de leçons à tirer que chaque lecteur pourra prolonger selon ses inclinations personnelles.

L’analyse

Le principe affiché de « The Apprentice » repose sur une évaluation supposée objective de certaines compétences managériale dans les dimensions thymiques (maitrise des interprétations et des émotions), comportementales (capacité à prendre des décisions sous pression et à piloter les actions qui en découlent) ou psychosociales (intelligence relationnelle, leadership et construction/préservation de la cohésion d’équipe) dont la combinaison est postulée comme nécessaires et suffisantes pour être capable de mener un projet avec rigueur et efficacité. 

L’incapacité « objective » à mettre en œuvre efficacement ces compétences managériales conduisant à l’élimination théâtralisée par le fameux « you’re fired ».    Dans la pratique, les décisions d’élimination apparaissent dictées par des considérations subjectives et dramaturgiques qui visent à nourrir un récit à suspens emplis de rebondissement.

Le mythe de la toute-puissance de l’autorité

Ce que donne à voir en réalité ce « reality show » c’est l’illusion que le management, la direction de projet, et par extension la direction d’entreprise (ce qui pourtant n’est pas la même chose), reposerait sur la nécessité d’une autorité implacable, fusionnant autorité hiérarchique et fonctionnelle, personnifiée par un style autocratique, affichant une franchise de façade, caractérisée par des décisions instantanées, imprévisibles, assis sur un charisme théâtral, construisant au fil de l’eau, le récit autofictionnel et auto-justificatif du dirigeant. 
 
La réalité professionnelle d’un manager ou d’un directeur de projet vise des objectifs stratégiques et opérationnels clairs, contraints par des délais et budgets impartis, imposants l’optimisation des ressources à la disposition de ses équipes, en recherchant à concilier au mieux efficacité et qualité dans le respect des normes légales et de conformité strictes aux bonnes pratiques professionnelles applicables, monitorés/objectivés par des indicateurs de performance clés (KPI) prédéterminés et fixes, et ce pour la plus grande satisfaction des parties prenantes.  

En revanche,  le « manager » qui a le plus de chance de prospérer dans le cadre de « The Apprentice » est celui qui, indépendamment de bonnes compétences techniques, éventuellement complétées d’une intelligence tactique avérée, saura se démarquer par son individualisme, sa rouerie, au détriment de la collaboration, qui s’adaptera avec la plus grandes agilité aux variations des critères de jugements du « maitre du jeu » dictés par les besoins narratifs de l’émission à même d’attirer l’attention des spectateurs, qui prendra des libertés avec les normes éthiques et de conformité pour nourrir ou accentuer l’aspect émotionnel de la narration « dramatique » en train de s’improviser collectivement.
La différence avec la réalité managériale est, de toute évidence, bien flagrante.

La gestion d’un État est-elle similaire à celle d’une entreprise ?

En appliquant à la lettre les enseignements des sciences du management dans un contexte où, dans de nombreuses cultures, les grandes écoles qui forment les futurs dirigeants politiques et les futurs dirigeants d’entreprises sont distinctes, peut-on diriger un État comme une entreprise ?  
Plus particulièrement, peut-on gérer un État fédéral comme les États-Unis d’Amérique, ayant été perçu depuis 1945 en tant que superpuissance garante de la sécurité des démocraties libérales, comme une entreprise ?  

En première analyse, la direction stratégique d’un État et celle d’une entreprise présentent des similitudes dans l’analyse des enjeux, la prise de décision et la gestion des ressources.    Cependant, elles diffèrent fondamentalement sur plusieurs aspects, notamment en matière de finalité, de gouvernance, de temporalité et de contraintes.   
Par exemple, la mission première d’un État peut-être d’assurer la prospérité de sa population en garantissant la sécurité, la justice, la santé, la cohésion sociale, la stabilité de ses relations internationales et de son environnement économique, à travers un juste équilibre entre services publics, entreprises publiques et entreprises privées.   

Ainsi, le dirigeant politique doit constamment arbitrer entre des intérêts souvent divergents et gérer des enjeux complexes tels que la stabilité politique, le développement économique et la justice sociale.    Son action s’inscrit dans une logique de long terme, au-delà des cycles électoraux ou économiques même s’il reste un objectif central lorsqu’une réélection est possible.   

De l’autre côté, la finalité première d’une entreprise est la rentabilité et la création de valeur pour ses actionnaires ou ses propriétaires.  Elle opère dans un environnement concurrentiel où elle doit maximiser ses profits et optimiser ses ressources.  Son horizon stratégique est souvent de court ou moyen terme, aligné sur les cycles économiques et les exigences des investisseurs.   

États et entreprises diffèrent aussi au niveau de leur gouvernance, de leur rapport avec leurs parties prenantes respectives et la nature même de ces parties prenantes (citoyens ou sujets contre actionnaires individuels ou institutionnels). États et entreprises divergent aussi au niveau de leur rapport à la loi, la réglementation et la norme (les premiers les définissent et s’y contraignent, les seconds ont l’obligation de les appliquer et tentent constamment de s’y soustraire).

Des logiques différentes

La direction stratégique d’un État et celle d’une entreprise obéissent de facto à des logiques fondamentalement différentes et ce d’autant plus dans le cadre des relations internationales, l’État poursuit l’intérêt général, adopte une vision de long terme et est soumis à des contraintes démocratiques et institutionnelles tandis que l’entreprise vise la performance économique, réagit plus rapidement aux changements et bénéficie d’une flexibilité organisationnelle.   

Ainsi, si un dirigeant d’entreprise peut s’inspirer de certaines pratiques étatiques et vice-versa, la finalité et les contraintes propres à chaque entité restent des barrières structurelles qui empêchent toute assimilation complète entre ces deux formes de gouvernance.  
Pour répondre à la question concernant une superpuissance perçue par tous comme garante de la sécurité des démocraties libérales, gérer un État fédéral comme les États-Unis, selon une logique entrepreneuriale stricte est assurément une illusion.   
Les contraintes institutionnelles, la diversité des parties prenantes et la mission même de l’État (l’intérêt général des citoyens et des entreprises plutôt que le profit) rendent impossible une telle approche sans heurter de profondes résistances, la gouvernance d’un État fédéral reposant avant tout sur la négociation, la patience et la prise en compte des équilibres démocratiques.

Au niveau des relations internationales

Du petit écran à la réalité : les fictions télévisées popularisent-elles un modèle de management adapté à la gestion des relations internationales ? Par Jan Cédric Hansen
En termes de relation internationales, au-delà des accords que l’on peut toujours dénoncer unilatéralement à ses risques et périls, les mêmes résistances peuvent se voire activées – toutes choses égales par ailleurs – aboutissant parfois à des redistributions d’alliances aux effets dominos stochastiques, imposant une capacité à appréhender la complexité pour qui veut ne pas en devenir la victime.   

La tendance à la simplification utile au manager et au dirigeant d’entreprise devient, dans ce contexte, un handicap qui ne tarde pas à produire des effets en boomerang. Si on peut se permettre le luxe d’humilier un chef d’entreprise concurrent, il n’en est rien d’un chef d’état, qu’il soit perçu ou non comme un compétiteur. 

Conclusion

Il est éclairant  de constater que, dès lors que le président des États-Unis instaure le management autocratique fictionnels de « The Apprentice » comme principe de gouvernance de son état fédéral, il accepte de facto de s’exposer à une élimination   impitoyable et irrémédiable, dès lors qu’il donnera à voir qu’il n’a pas sû maîtriser son comportement en situation de stress ou qu’il s’est montré trop susceptible à des conflits interpersonnels, à la plus grande satisfaction des instincts primaires de ceux qui, quelques semaines plus tôt, l’auront plébiscité.

A propos de Jan-Cédric Hansen

Le Dr Jan-Cedric Hansen au-delà de son champ de compétence dans le décryptage des enjeux du pilotage stratégique et de management des crises (auteur ou coauteur de Risques majeurs, incertitudes et décisions - Approche pluridisciplinaire et multisectorielle (2016) https://www.decitre.fr/livres/risques-majeurs-incertitudes-et-decisions-9782822404303.html?srsltid=AfmBOopzTkydhS0Jv0qJbUQRdNWh79MAk_QASmfUpiDzHA9cJTNF9j7G
• Manuel De Médecine De Catastrophe (2017) https://www.vg-librairies.fr/specialites-medicales/5692-manuel-de-medecine-de-catastrophe.html
• Innovations & management des structures de santé en France (2021) https://www.leh.fr/edition/p/innovations-management-des-structures-de-sante-en-france-9782848748962
• Piloter et décider en SSE - Décideur Santé (2024) https://www.leh.fr/edition/p/piloter-et-decider-en-sse-9782386120244.
Il anime, chaque année, un séminaire d’une semaine à l’université de Szeged sur les impacts des questions sanitaires sur les relations internationales Europe-Afrique.